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Des céramiques magnéto-électriques bien élastiques !

Les matériaux « multifonctionnels » possèdent plusieurs propriétés physiques utilisables dans une application. Le couplage entre leurs différentes propriétés physiques est l’une des questions clés pour la compréhension du fonctionnement, et le futur développement de ces matériaux. Les multiferroïques magnéto-électriques sont un excellent exemple de matériaux multifonctionnels. Leurs propriétés dérivent de l’interdépendance entre leur élasticité et des propriétés ferroélectriques et ferromagnétiques.
Les lignes de lumière DEIMOS, SIXS et DIFFABS, particulièrement adaptées à la détermination simultanée de toutes ces caractéristiques, même sur d’infimes quantités de matière, ont permis à des chercheurs du CEA/SPEC, INSP, SOLEIL et de l’IMPMC
d’étudier leurs interactions.

Le couplage magnéto-électrique suscite un vif intérêt dans le domaine des applications liées à la spintronique et à la conversion d’énergie. Des couplages forts rendent possibles  le pilotage des propriétés magnétiques par un potentiel électrique, l’effet inverse est aussi envisageable bien que technologiquement moins pertinent. Des couplages plus modestes quant à eux permettent d’envisager des mémoires magnéto-électriques multi-états : en théorie, l'utilisation de telles mémoires permettrait de multiplier le nombre d’états mémorisés au-delà du simple ‘bit’ d’information (2 états, 0 / 1). Au-delà du gain en densité d’information, des logiques multi-états permettraient d’augmenter considérablement les puissances de calcul. Malheureusement, les principes physiques de la ferroélectricité et du ferromagnétisme sont antagonistes et les composés magnéto-électriques à température ambiante sont rares.

L’utilisation de couches minces épitaxiées permet d’apporter le degré de liberté manquant indispensable à la coexistence de l’ordre magnétique et de l’ordre ferroélectrique à grande distance, () et ouvre la porte à l’élaboration de matériaux multiferroïques artificiels. Des matériaux très stables en conditions atmosphériques, tels que les oxydes, avec des températures d’ordre1 élevées, au-dessus de l’ambiante, sont des candidats idéaux. Dans ces systèmes il y a une forte interdépendance/interaction des paramètres magnétiques, ferroélectriques et structuraux. Une étude pertinente doit donc aborder l’ensemble de ces aspects.

Ce défi a été relevé dans le cadre du consortium du projet ANR-IOBTO (partenaires CEA/SPEC, SOLEIL, INSP). Les chercheurs ont élaboré, par épitaxie par jets moléculaires, des hétérostructures à base de couches minces ferroélectriques de titanate de Ba, BaTiO3, et de ferrite de cobalt ferrimagnétique: CoFe2O4. Une matrice d’échantillons d’épaisseurs réciproquement variables a été élaborée. Chaque échantillon a été analysé pour ses états de contraintes2, ses propriétés magnétiques et électriques, en utilisant, en particulier, massivement des techniques de rayonnement synchrotron afin de compenser la faible quantité de matière dans les couches. En effet, la relaxation structurale est quasiment complète lorsque le cumul d’épaisseur des couches est de l’ordre de 30 nm, limitant le potentiel de propriétés magnéto-électrique à des épaisseurs inférieures. Toutes les hétérostructures réalisées sont épitaxiées et d’excellente qualité cristalline (figure 1a). A partir de cartographies de l’espace réciproque réalisées en diffraction de surface des rayons X en incidence rasante sur DIFFABS et SIXS, les scientifiques ont pu remonter à l’ensemble des paramètres structuraux et mettre en évidence une partie contrainte et relaxée dans la couche de BaTiO3. De façon contre intuitive il apparait que la relaxation structurale de chaque couche dépend étroitement de l’épaisseur totale en passant par des étapes caractéristiques, en allant de l’adaptation au substrat pour les couches les plus fines jusqu’à la relaxation totale de chaque couche (figure 1b).

 

Figure 1. (a) Image de microscopie électronique haute résolution d'une bicouche CoFe2O4/BaTiO3 déposée sur SrTiO3(001). (b) Relaxation des paramètres de maille en fonction de l’épaisseur de la dernière couche pour la couche de CoFe2O4 (CFO). L’état de contrainte de la couche de BaTiO3 est représenté au travers des schémas intermédiaires. Pour des couches très fines tous les paramètres de maille dans le plan sont contraints au paramètre du substrat (dessin à gauche et carte de l’espace réciproque autour de 222). Pour les couches épaisses les structures sont relaxées et les pics dans l’espace réciproque sont parfaitement séparés (dessin à droite et carte de l’espace réciproque associée). Dans les situations/schémas intermédiaires la couche de CFO relaxe progressivement avant d’entrainer une relaxation de la couche sous-jacente. 

Corrélativement, grâce à l’absorption et au dichroïsme circulaire des rayons X sur DEIMOS, les chercheurs ont montré que l’environnement chimique et le moment magnétique porté par les mailles de ferrites évoluent dans la même gamme d’épaisseur en montrant, de surcroît, une réduction chimique à l’interface. Enfin, tout comme la relaxation structurale, les propriétés ferroélectriques de BaTiO3 se trouvent affectées par l’épaisseur de ferrite supérieure, qui lorsqu’elle croît tend à  mieux stabiliser la ferroélectricité (figure 2) en permettant un retournement plus aisé de la polarisation électrique.

Figure 2. Images PFM (Piezo-Force Microscope) en phase selon le motif représenté à gauche après application de potentiels électriques de +/- 8V. Ensemble de réponses ferroelélectriques pour une couche de 5 nm de BaTiO3 (BTO) recouverte par 5, 10 et 15 nm de CoFe2O4 (CFO) ferrimagnétique. 

Dans les hétérostructures à base de CoFe2O4 et BaTiO3 la relaxation structurale, les propriétés magnétiques et ferroélectriques sont donc non seulement interdépendantes (par couplage) mais dépendent des épaisseurs individuelles grâce à l’élasticité de la relaxation structurale de l’ensemble des couches.

Ces études ouvrent la voie à la manipulation du couplage magnéto-électrique par ingénierie des contraintes via la simple maîtrise des épaisseurs relatives des couches, pour un couple de matériaux donnés. Le choix de la force du couplage devrait permettre, par ordre décroissant du couplage, à partir des mêmes matériaux, de: (i) piloter l'état magnétique de l'hétérostructure avec un potentiel électrique; ou (ii) d’obtenir un élément multi-états; ou encore (iii) de réaliser une couche ferroélectrique de référence figée dans un état donné.

 

[1] Température d’ordre : température jusqu’à laquelle l’ordre à grande distance, qu’il soit magnétique ou ferroélectrique, est maintenu.

[2] Si la couche mince adopte un paramètre de maille cristallin proche du paramètre ‘idéal’ (relaxé, retrouvé  dans le monocristal équivalent), ou bien si l’influence du substrat (ou autres couches d’encapsulation) est assez présente pour déformer la maille cristalline du film mince et ‘imposer’ un paramètre de maille éventuellement plus proche de celui du substrat.