Le sel a longtemps posé un problème pour l'étude des tablettes cunéiformes. Ces tablettes, souvent composées de terre crue, ont absorbé des sels de leur environnement lors de leur enfouissement pendant des millénaires. Ces sels migrent à la surface de la tablette et s'y cristallisent, causant des fissures dans l'argile et formant des encroûtements qui recouvrent les inscriptions, les rendant parfois complètement illisibles. Les méthodes traditionnelles de restauration, telles que la cuisson ou l'utilisation de liants chimiques, peuvent restaurer le texte mais entraînent souvent des modifications physicochimiques irréversibles, comme des changements de couleur ou la perte de traces organiques.
Pour résoudre ce problème, une équipe de l'Université de Gand, composée d'experts en assyriologie et en chimie, a utilisé la spectroscopie de fluorescence X sur synchrotron (SR XRF), une technique d’analyse non invasive qui utilise des rayons X à haute énergie pour identifier la composition élémentaire des matériaux. Trois tablettes cunéiformes conservées au musée de l'Université de Gand ont ainsi été étudiées sur la ligne de lumière PUMA à SOLEIL. Ces tablettes proviennent de l'ancienne Basse Mésopotamie (sud de l'Irak actuel), datent d'environ 2100-2000 avant notre ère (période Ur III) et sont recouvertes de dépôts de sel.

Figure 1 : La tablette LW21.CUN.14 (Musée de l'Université de Gand) montée sur un support en polymère, sur la ligne de lumière PUMA.
Les rayons X ont été utilisés pour exciter différents éléments chimiques, et notamment le rubidium qui est présent dans l'argile à des concentrations plus de 100 fois supérieures à sa concentration dans le sel. Après excitation par les rayons X de PUMA, les atomes de Rb réémettent, par fluorescence, des rayons X de haute énergie qui traversent alors la croûte de sel qui couvre l’argile. Et, selon le relief – argile creusé par l’écriture d’un symbole, ou argile « non écrit » - les rayons X réémis vont être partiellement absorbés ou non (figure 2).

Figure 2 : schéma illustrant la détection du signal de fluorescence X émis par les atomes de Rb ; à gauche : quand le Rb est sur une zone sans inscription ; à droite : quand le Rb est dans un creux laissé par une inscription.
Il y a ainsi une réduction du signal détecté si la zone étudiée se trouve dans le creux formé par un symbole car les RX, en traversant la couche d’argile avant d’être détectés, sont davantage absorbés. Ce contraste entre signaux de fluorescence plus ou moins forts a permis de reconstituer les signes cunéiformes sous des couches de sel de 0,5 mm d’épaisseur, révélant des lignes entières de texte, illisibles depuis plus de 4000 ans.

Figure 3 : cartographies de fluorescence X de la tablette LW21.CUN.14 (Musée de l'Université de Gand). En haut : le calcium (Ca), concentré dans les sels de surface, recouvre le texte écrit. En bas : le rubidium (Rb), présent dans l'argile et absent dans le sel, permet de révéler les signes cunéiformes sous-jacents.
La contribution de SOLEIL a été essentielle. Les systèmes conventionnels de micro-XRF de laboratoire ne génèrent pas un faisceau X d’intensité suffisante pour sonder des couches épaisses de sel en un temps raisonnable. La ligne PUMA a fourni un faisceau de rayons X stable et intense de 20 keV focalisé sur quelques microns, permettant à la fois des analyses ponctuelles confocales et des balayages de grandes surfaces de manière efficace. Parallèlement, des tomographies réalisées au Centre de tomographie de l'Université de Gand ont été utilisées pour évaluer l'épaisseur des couches de sel et guider le positionnement des scans.
L'application de SR-XRF dans ce contexte a ouvert une nouvelle voie de recherche. Les efforts futurs porteront sur l'adaptation de ce protocole aux instruments XRF de laboratoire, qui sont plus largement disponibles et plus faciles d'accès que les installations synchrotron. L'objectif est de développer une méthode qui puisse se rapprocher des résultats obtenus à SOLEIL tout en améliorant l'accessibilité.
À notre connaissance, il s'agit de la première application de cette technique d’analyse, sur synchrotron, à des objets anciens tels que des tablettes cunéiformes dans le but spécifique de lire des inscriptions cachées sous des incrustations de sel. Bien que la technique ait été développée pour cette étude de cas, elle peut potentiellement être étendue à d'autres matériaux et contextes affectés par des problèmes de préservation similaires. Des tests supplémentaires sont nécessaires pour évaluer son applicabilité à plus grande échelle.
Ces recherches sont financées par le programme IPERION-HS, UE.