Aller au menu principal Aller au contenu principal

Utiliser la lumière pour assembler des biomolécules

Les clusters moléculaires sont des agrégats (ou clusters) de molécules liées entre elles de manière non covalente, par des forces relativement faibles : liaisons hydrogène ou forces de van-der-Waals notamment. Mais des liaisons covalentes peuvent-elles se former entre les molécules d'un cluster ? Un tel processus (en anglais "intra-cluster bond formation", ICBF) est particulièrement intéressant dans le cas des acides aminés car il permet de former les liaisons peptidiques, essentielles à la vie puisqu’elles conduisent à la formation de protéines.

Sur la ligne DESIRS, l'ICBF a été mis en évidence sur un cluster formé de deux acides aminés sérine faiblement liés (un dimère) après absorption de lumière VUV.

L’équipe internationale de scientifiques (Université Bar-Ilan, Israël ; Universidad Autonoma de Madrid, Espagne ; Université de Caen Normandie, France ; Synchrotron SOLEIL, France) qui a réalisé cette étude a choisi d'étudier les clusters de sérine. Ces clusters d'acides aminés, qui sont les plus étudiés en phase gazeuse, ont de nombreuses propriétés fascinantes : leur propension à former des clusters « magiques » très stables formés de 8 molécules (octomères), ou leur tendance à former des clusters homo-chiraux - qui a conduit à des spéculations sur leur rôle dans l'origine de la vie.

Cependant, malgré des décennies de recherche, aucune observation de la formation de liaisons au sein de ces clusters n'a été faite. En particulier, dans toutes les expériences réalisées jusqu’alors, la méthode d'excitation des molécules consistait en des collisions à faible énergie avec des atomes neutres, qui ne faisaient que chauffer les clusters. En effet, il y a eu très peu d'observations d'ICBF suite à des collisions à basse énergie en général. L’expérience décrite ici a été motivée par le fait que l'absorption de lumière UV peut déclencher une dynamique dans des états excités précis qui peut en principe conduire à des produits que l’on n’obtiendrait pas par un simple « chauffage ».

L'expérience a été réalisée sur la ligne DESIRS qui offre l'opportunité unique de combiner une lumière monochromatique VUV (vacuum ultraviolets, UV du vide, gamme de longueurs d’onde : 200 à 30 nm) intense, accordable, sans harmoniques, avec un spectromètre de masse basé sur un piège à ions. Cela permet de produire et de sélectionner les ions d'intérêt, de les irradier par le rayonnement synchrotron et de mesurer les fragments qui en résultent. En outre, il est également possible de réaliser des expériences encore plus complexes dans lesquelles les fragments produits après irradiation sont sélectionnés en masse puis excités par collision (mesures MS3).

Grâce à ces outils, les scientifiques ont pu démontrer clairement que lorsqu'un dimère de sérine protoné - c'est-à-dire un cluster chargé positivement contenant seulement deux molécules de sérine faiblement liées - est irradié par la lumière, des fragments sont produits avec des masses supérieures à celle de la molécule de sérine, ce qui signifie qu'un composé moléculaire plus grand qu’une sérine seule a été formé.

Illustration de la formation, induite par des photons VUV, d'une liaison peptidique entre deux molécules de sérine initialement faiblement liées (à gauche), avec élimination d'une molécule d'eau (à droite).

Puis, ils ont confirmé par des mesures MS3 que ces fragments sont bien le résultat de l'ICBF. Ils ont constaté que le rendement en fragments et leur distribution de masse dépendent fortement de l'énergie du photon d'excitation. Il est intéressant de noter que pour des énergies photoniques supérieures à 9 eV, on observe la même distribution de fragments à partir de dimères de sérine que lorsque des dipeptides de sérine déjà formés sont photo-excités. Cela fournit une preuve solide que la formation d’une liaison peptidique s’est produite.

Ces mesures ont été complétées par des calculs de chimie quantique des états excités du cluster, et de la dynamique des états excités qui en découle, montrant un mécanisme théorique par lequel certains des états électroniques excités évoluent vers la formation de liaisons peptidiques.

En d'autres termes, ce travail fournit un cadre à la fois expérimental et théorique pour expliquer comment l'une des réactions biochimiques les plus importantes peut être déclenchée de manière abiotique à l'intérieur de clusters moléculaires par l'absorption de la lumière ultraviolette. Ces résultats sont particulièrement intéressants dans un contexte astrophysique : la plupart des régions du milieu interstellaire (MIS) sont suffisamment froides pour permettre la formation de dimères (et de clusters plus grands) et sont dominées par le rayonnement Lyman-α à 10,2 eV (ce rayonnement est produit par les atomes d'hydrogène, présents en grande quantité dans le MIS. Le rayonnement Lyman-α est donc très intense).

Les résultats de ce travail montrent que l'absorption de photons dans la gamme VUV provoque l'ICBF et est donc un mécanisme efficace pour la croissance vers la complexité biomoléculaire dans les environnements froids, et peut-être à la surface des grains glacés où les acides aminés sont censés se former.