Aller au menu principal Aller au contenu principal

Tensioactifs - Le dispositif de rhéo-SAXS met en évidence un phénomène nouveau de cristallisation réversible sous cisaillement

Dans les procédés de fabrication de nombreux produits industriels à base de tensioactifs, l’étape de mélange mécanique constitue un paramètre de contrôle iortant car il homogénéise les systèmes à plusieurs composants et améliore leur cinétique de cristallisation. Des scientifiques indiens et français viennent de démontrer un phénomène unique de cristallisation réversible induite par une contrainte mécanique de cisaillement, dans des phases lamellaires composées de bicouches d’agents de surface. Ces résultats, obtenus notamment sur la ligne SWING, ont des conséquences importantes pour la compréhension de la solidification des graisses et des huiles comestibles, essentielle pour améliorer la texture et le goût de nombreux produits alimentaires (margarine, pâtes à tartiner, glaces, chocolat…) ou pour optimiser la fabrication des produits de soin (savons, lotions, dentifrices...).

 

Cristal : Sous certaines contraintes (température, pression, mécanique…), les atomes d’un matériau peuvent s’assembler et s’ordonner pour former un solide cristallin. Au niveau alimentaire, cette transition est importante dans les étapes de congélation notamment afin d’améliorer la texture et le goût des produits.

 

D’une façon générale, il est connu que le cisaillement favorise la cristallisation en abaissant la barrière énergétique de la nucléation. On peut ainsi induire l’apparition d’une phase cristalline en appliquant un écoulement. Ce phénomène ne constitue pas une transition de phase dynamique car la phase cristalline induite perdure si le cisaillement est supprimé. Mais récemment, des chercheurs de l'Indian Institute of Science (M. Vikram Rathee et Prof. A. K. Sood), du Centre Jawaharlal Nehru pour la recherche scientifique avancée (Dr. Rema Krishnaswamy), du Raman Research Institute (Dr. Antara Pal et Prof. V. A. Raghunathan) et du Laboratoire de Physique des Solides (LPS), Orsay, France (Dr. Marianne Impéror et Prof. Brigitte Pansu) ont démontré un nouveau phénomène de cristallisation réversible sous cisaillement, ce qui constitue le tout premier exemple de cristallisation dynamique sous contrainte.

Ce résultat remarquable a été obtenu dans un système particulier de tensioactifs dans l’eau formant à l’équilibre une phase lamellaire fluide (phase Lα). Ce type de phase est très répandu dans les systèmes de tensioactifs dans l’eau, et est constitué d’un assemblage périodique de bicouches de molécules de tensioactifs séparées par des couches d’eau. Principal résultat, l’application d’un cisaillement stationnaire engendre l’apparition d’une phase cristalline (phase LC), et ce phénomène est réversible : à la suppression du cisaillement, la phase cristalline disparait et le système retourne à son état d’équilibre. Après les études initiales menées à Bangalore, de nouvelles mesures de diffusion de rayons X résolues en temps sous cisaillement (Rhéo-SAXS) effectuées sur la ligne de lumière SWING de SOLEIL, se sont avérées cruciales pour démontrer i) la réversibilité sous cisaillement au-dessus de la température de cristallisation à l'équilibre ; et ii) la structure de la phase cristalline induite par cisaillement (Lc). 

Un type de transition encore inexploré

Le système étudié a un comportement très différent de celui d’un simple fluide de sphères colloïdales [1]. Ici, la transition structurale sous cisaillement pourrait s’expliquer par un réarrangement des molécules dans les bicouches. En effet, le système est constitué d’un mélange dans l’eau de deux espèces, l’une anionique et l’autre cationique. Une micro-séparation de phase entre ces deux molécules à l’intérieur des bicouches permettrait d'ajuster la courbure spontanée à l'interface bicouche-eau et d’expliquer le phénomène.

Un tel type de transition de phase hors équilibre induite par cisaillement était une possibilité complètement inexplorée jusqu'à cette étude. Ces résultats vont motiver d'autres études rhéologiques couplées à la diffusion de rayons X aux petits angles (Rheo-SAXS), réalisées par le Dr. Rema Krishnaswamy à l'JNCASR en collaboration avec le Prof. A. K. Sood de l'Indian Institute of Science.

Cristallisation réversible sous cisaillement en phases isotrope et lamellaire faiblement gonflées d’un mélange cationique-anionique de tensioactifs :

Les études ont été menées en phases lamellaire (Lα) et isotrope (Li ), qui sont composées de bicouches contenant un tensioactif anionique d’intérêt commercial (le dodécylsulfate de sodium) et un contre-ion cationique fortement liant (l’hydrochlorure de para-toluène) dans l'eau.  La phase isotrope Li  est caractérisée par des corrélations en translation à courte portée. Elle apparaît lorsque l'ordre de position quasi-unidimensionnel de la phase lamellaire Lα est détruit, à haute température ou à une concentration plus élevée des contre-ions. La création de défauts dans les bicouches permet de passer de la phase Lα à la phase Li  [2]. L'étude présentée ici diffère des études précédentes en phases éponges [3]. Ici, le cisaillement en régime permanent (à un nombre de Peclet << 1) de phases concentrées de bicouches faiblement gonflées provoque une transition hors d’équilibre Li → Lα → phase cristalline (Lc). Les données de diffraction de rayons X sur poudre obtenues pour la phase Lc hors d’équilibre ont permis d’identifier sa structure  constituée d’un réseau triclinique (voir la Fig 1 ci-dessous). 

Figure 1 : A) Figure de diffraction de la phase hors d’équilibre Lc obtenue en géométrie tangentielle pour un échantillon soumis à un cisaillement permanent pendant une durée  de 316 s. Les indices associés aux raies de diffraction correspondent à la maille élémentaire d'un réseau triclinique représentée en (B). (C) Schéma de la structure cristalline proposée. Données Rheo-SAXS résolues en temps de la phase Li  en géométrie radiale montrant la réversibilité de la cristallisation sous cisaillement. L’expérience est réalisée à une température de 33oC, soit au-dessus de la température de solidification au repos (sans cisaillement) : D) Croissance de la phase Lc avec le temps, lors de l’application d’une contrainte de cisaillement constante de 10 s-1 (les temps sont indiqués par rapport au début du cisaillement) ; E) Fusion de la phase Lc à l'arrêt du cisaillement (les temps sont  indiqués par rapport à l'arrêt du cisaillement).

En suivant la cinétique de croissance par microscopie optique, il a été montré que la phase cristalline Lc se formait dans une phase Lα induite par le cisaillement (Fig 2), avec une concentration des contre-ions organiques supérieure à celle dans la phase initiale Li au repos. Par conséquent, le mécanisme qui provoque la formation de la phase Lc est selon toute vraisemblance une redistribution induite par cisaillement des contre-ions hydrophobes dans les bicouches de la phase Lα. La compréhension du cisaillement en tant que stratégie de contrôle de la courbure spontanée des bicouches dans des mélanges de tensioactifs devrait aussi avoir des applications notables dans la conception de nouveaux systèmes d'administration des médicaments. Il serait par exemple possible de contrôler la perméabilité des bicouches dans les phases de type « oignon » utilisées pour l’encapsulation de médicaments, ou encore d'ajuster la viscosité lors de la mise en forme sous écoulement de produits commerciaux à base de tensioactifs.

Figure 2 : Images en microscopie optique en lumière polarisée à différents instants après le début du cisaillement à 10 s-1 à 33 oC, montrant A) la croissance de la phase lamellaire Lα induite par le cisaillement, identifiable par la texture en stries huileuses, en coexistence avec la phase Li (phase optiquement isotrope correspondant aux zones noires) ; B) la croissance de cristallites biréfringents (phase Lc, indiqués par des flèches) dans la phase Lα ; et C) l'état final en régime stationnaire hors d’équilibre avec la coexistence des phases Li  et Lc  .

Références :

1] Ackerson, B.J., and Pusey, P. N. 1988, Shear-Induced Order in Suspensions of Hard Spheres, Phys. Rev. Lett. 61: 1033-36.

2] Pal, A., Pabst, G. and Raghunathan, V. A. 2009 , Defect-mediated lamellar-isotropic transition of amphiphilic bilayers, Soft Matter Comm. 8 9069-9072.

3] Porcar, L., Hamilton, W. A. and Butler, P. D. 2003, Scaling of structural response of L3 Sponge Phases in the "Sweetened" Cetylpyridinium/Hexanol/Dextrose/Brine system, Langmuir 19 10779-10794 and references therein