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Spintronique : les propriétés prometteuses de conversion courant de spin/courant de charge d’un isolant topologique

Comme présenté précédemment, les isolants topologiques sont des matériaux isolants électriques, mais dont la surface (sur quelques plans atomiques) est conductrice. Sur la ligne CASSIOPEE, des études portant sur des alliages Bi1-xSbx ont permis de démontrer l’existence de ces états métalliques de surface. L’objectif final est d’utiliser ces matériaux pour la spintronique, une électronique utilisant le spin* de l’électron en plus de sa charge, dans la perspective de développer des composants moins gourmands en énergie. Le rôle de ces matériaux serait alors de convertir des courants de charges conventionnels en courants de spin, c’est à dire constitués par des électrons dont les spins sont massivement orientés dans le même sens.

La spintronique, qui était il y a une trentaine d’années un domaine d’étude pour des chercheurs très spécialisés, est à présent à la base de nombreux objets largement utilisés par le grand public : têtes de lecture pour les disques durs magnétiques ou autres capteurs ultra-sensibles qui envahissent nos smartphones ou nos voitures. En utilisant le spin* de l’électron en plus de sa charge, la spintronique mélange l’électronique traditionnelle et le magnétisme.

L’exemple des mémoires magnétiques

Les entreprises de microélectronique commencent à mettre sur le marché des mémoires magnétiques basées sur la spintronique. Pour écrire une information, on aimante une couche d’un matériau magnétique dans un sens (« 0 ») ou dans l’autre (« 1 »). Ces mémoires sont donc non-volatiles et sobres en énergie : l’information écrite est robuste et ne nécessite pas de courant pour être maintenue. L’inversion de l’aimantation pour écrire une nouvelle information se fait par injection dans la couche d’un courant polarisé en spin (constitué par des électrons dont les spins sont massivement orientés soit up, soit down) dans le sens adéquat. Le problème est de pouvoir créer ces courants polarisés en spin.

De nouveaux matériaux pour la spintronique

C’est là qu’interviennent les isolants topologiques. Ces matériaux sont des isolants électriques, mais leur surface (sur quelques plans atomiques) est conductrice. Les électrons les plus externes (très éloignés des noyaux atomiques et donc peu liés aux atomes) sont libres de circuler à la surface du matériau. Confinés dans les premiers plans atomiques du matériau, ils forment un « métal bidimensionnel ». Leur quantité de mouvement (le vecteur indiquant leur direction de déplacement en mécanique classique) est donc elle aussi parallèle à la surface et on peut la décrire par deux composantes (kx et ky).

La spectroscopie de photoélectrons résolue en angle permet de mesurer une « carte d’intensité » de ces états de surface en fonction des composantes kx et ky, pour les électrons d’énergie de liaison nulle (surface de Fermi). Ces composantes kx et ky étant quantifiées, cette carte indique quels sont les états autorisés pour ces électrons les plus éloignés du noyau des atomes.

Des scientifiques de l’Unité Mixte de Physique CNRS-Thalès, du C2N et de la ligne CASSIOPEE ont précédemment montré que, dans les composés de formule générale Bi1-xSbx  cette surface de Fermi a la forme d’une fleur à six pétales et au cœur hexagonal. De plus, grâce à des mesures de photoémission résolues en spin réalisées sur la ligne CASSIOPEE, ils ont mis en évidence le fait que, comme le prévoit la théorie, cette surface de Fermi présente une texture de spin, c’est-à-dire un arrangement régulier de la direction des spins pour les états électroniques observés. Le résultat, obtenu sur un film mince de 5 nm de Bi0.85Sb0.15, est présenté sur la figure 1.

Pour chaque pixel de l’image, les deux composantes du spin ont été mesurées selon les deux directions kx et ky. Ces deux mesures servent ici à représenter le spin comme un vecteur. On observe bien un enroulement dans le sens des aiguilles d’une montre autour du centre de la « fleur » et un enroulement dans le sens contraire sur ses pétales (figure 1).

Figure 1 : Texture de spin de la surface de Fermi dans un alliage Bi0.85Sb0.15 en film mince de 5 nm déposé sur un substrat de silicium, mesurée par photoémission résolue en angle et en spin. On distingue une fleur avec un cœur P1 et 6 pétales P2. On distingue aussi le début d’une nouvelle série de pétales (P3). Pour chaque pixel de l’image les deux composantes du spin ont été mesurées selon les deux directions kx et ky. Ces deux composantes sont utilisées afin de représenter le spin comme un vecteur.

 

Conversion courant de spins / courant de charges

Il est attendu que cette texture permette de convertir très efficacement un courant de charges en un courant de spins par « effet Edelstein », un effet prédit et observé. La conversion inverse, d’un courant de spins vers un courant de charges, est aussi possible par effet Edelstein inverse.

Dans ces nouveaux travaux, afin de tester une telle capacité de conversion, les scientifiques ont déposé sur la surface de cet isolant topologique une couche de cobalt, un matériau ferromagnétique. Dans ces matériaux, les électrons capables de se déplacer présentent naturellement des populations de spin déséquilibrées : il y a plus de spins up que de spins down, une dissymétrie qui confère à ces matériaux leur propriété bien connue d’aimants permanents.

Un pulse laser a été utilisé pour créer une impulsion de courant de spins ; si la conversion est efficace, une impulsion de courant aux bornes de l’isolant topologique devrait être créée, provoquant une émission d’énergie détectable dans le domaine du TeraHertz (THz). Cette « spectroscopie THz » a ainsi été appliquée sur une série de films de composition de Bi0.79Sb0.21 et d’épaisseur variant de 2.5 à 15 nm.

Ainsi, une émission THz intense a bien été observée sur les couches d’alliage BiSb, et ce avec une intensité du signal équivalente à celle mesurée sur du Platine, le matériau connu comme étant le plus efficace pour la conversion spin/charge (figure 2) ! De plus, cette intensité ne varie quasiment pas avec l’épaisseur des films, ce qui tend à montrer que ce sont bien les états de surface (et non le volume du film) qui sont à l’origine de la conversion.

Ces résultats prouvent le très grand intérêt que présentent ces bicouches d’alliage pour un usage en spintronique.

Figure 2 : Émission THz pour une série de bicouches Co/Bi0.79Sb0.21 d’épaisseur allant de 2.5 à 15 nm comparée à l’émission mesurée sur une couche de Pt (courbe noire). Une couche d’or (Au) protège la bicouche.

 

* Spin : Un électron possède une charge électrique, une masse, et une troisième propriété intrinsèque : le spin, sensible aux champs magnétiques ; on fait souvent l’analogie entre le spin et un minuscule aimant. Il existe deux « sens » pour le spin, « up » ou « down ».