Dans la chimie moderne il est très compliqué de contrôler, pour une réaction donnée, l’endroit précis où va se dérouler cette réaction sur les molécules impliquées. C’est cependant crucial : cela peut ouvrir de nouvelles perspectives en chimie de synthèse, biochimie et chimie des matériaux. La formation de polymères 2D pourrait par exemple améliorer la fonctionnalité des dispositifs semi-conducteurs.
Cette précision, appelée sélectivité, consiste à guider une molécule réactive à un endroit spécifique afin de favoriser la formation d'un produit plutôt qu'un autre. Des scientifiques de laboratoires allemands ont mis en évidence un protocole très prometteur pour contrôler la sélectivité « topologique », ou sélectivité de site, particulièrement difficile à obtenir.
En chimie, la sélectivité est classée en trois catégories : la chimiosélectivité (préférence pour un groupement chimique d’une molécule plutôt qu'un autre), la diastéréosélectivité et l'énantiosélectivité (favorise la formation d’un des diastéréoisomères ou énantiomères1 d'une molécule), et la régiosélectivité ou sélectivité de site (préférence pour un endroit spécifique d'une molécule).
Pour contrôler la sélectivité de site, les chimistes ont exploré diverses stratégies, telles que la conception de catalyseurs sélectifs, la création de voies de réaction alternatives, l'utilisation de groupements chimiques protecteurs et l’ajout d’un encombrement stérique dans la structure 3D des molécules.
Des équipes scientifiques de plusieurs laboratoires allemands ont développé une méthode permettant à certaines réactions chimiques de se produire sur des sites spécifiques des molécules, et ce grâce à une approche unique, à la surface de l'eau, qui permet de former diverses liaisons chimiques entre molécules.
En utilisant une monocouche de surfactants chargés, ils ont réussi à manipuler l'environnement dans lequel les réactions se produisent. Ainsi, ils ont observé que les molécules se comportent différemment selon qu’elles se trouvent à la surface de l'eau ou dans le volume d’eau, et ils ont pu mettre en évidence des structures distinctes d'empilement des molécules impliquées.
Figure 1 :
(a) Représentation schématique de la réactivité de site observée expérimentalement sur la surface de l’eau.
(b) Représentation schématique des différentes étapes de synthèse utilisées pour obtenir la sélectivité de site (voir texte).
L'approche (figure 1) consiste à former (étape I) une monocouche de molécules de surfactant organisée (ici le Sodium Oleyl Sulfate, SOS) et adsorbée à l’interface eau/air ; sur la figure les groupements chimiques hydrophiles du surfactant pointent à la surface de l’eau. Ensuite (étape II) le réactif R1 (une porphyrine amino-substituée par exemple) est introduit dans l'eau. La couche de surfactant guide l'assemblage des molécules de R1 en une structure bien définie adsorbée sous la monocouche de surfactant, avec les groupements chimiques réactifs bien alignés. Enfin (étape III), le second réactif R2 (perylenetetracarboxylic dianhydride) est injecté dans l'eau, ce qui induit la formation de liaisons chimiques R1-R2 sur les molécules R1 présentes au sein de la structure précontrainte. L’arrangement structuré pré-existant permet un contrôle précis de la formation de liaisons chimiques, garantissant la création de liaisons R1-R2 sur un côté au lieu de molécules avec des liaisons latérales non souhaitées.
Des réactions sélectives à la surface de l'eau ont ensuite été démontrées pour trois réactions chimiques réversibles et irréversibles, formant des liaisons imide (SSC-1), imine (SSC-2) et 1,3-diazole (imidazole) (SSC-3) et impliquant des molécules de porphyrine (Fig. 1).
Pour obtenir une compréhension complète des processus d'assemblage moléculaire séquentiel à la surface de l'eau, cette étude a utilisé des techniques de pointe : la spectroscopie de génération de fréquence somme, la diffraction rasante des rayons X, ainsi que des calculs théoriques. Les mesures de diffraction des rayons X en incidence rasante (GIXD) in situ à l’interface eau-air, réalisées sur la ligne SIRIUS de SOLEIL, ont joué un rôle essentiel pour démêler les nuances structurales à chaque étape.
Les mesures de GIXD sur la monocouche de surfactant sur la surface de l'eau ont révélé une structure cristalline, correspondant à la structure de réseau bi-dimensionnel de la monocouche de surfactant SOS obtenue par modélisation théorique (Figure 2).
Figure 2 :
a - Diffraction des rayons X en incidence rasante (GIXD) de la monocouche de surfactant SOS.
b & c - Structure du réseau 2D de la monocouche de surfactant SOS déduite de l'expérience GIXD et des simulations.
L'étude a ensuite exploré la pré-organisation du premier réactif, R1, sous la monocouche de surfactant, révélant un confinement 2D de cette molécule caractéristique d’une agrégation de type J2 guidée par la monocouche de surfactant (figure 3).
Figure 3 :
a - Diagramme de diffraction des rayons X en incidence rasante (GIXD) in situ après l'injection de R1 (étape II).
b - Structure du réseau de la monocouche de R1 à la surface de l'eau.
c - Illustration schématique de l'interface dynamique, montrant le mécanisme par étapes de la croissance multicouche à la surface de l'eau du produit « site-sélectionné ».
Les expériences in situ de GIXD ont joué un rôle majeur en permettant la caractérisation précise des relations structurales entre la monocouche de surfactant et l'assemblage des molécules de réactif R1. Le niveau de détail fourni met en lumière les subtilités des arrangements moléculaires qui sont essentiels pour mieux comprendre les réactions chimiques contrôlées à la surface de l'eau.
Ces travaux ouvrent la voie à des réactions chimiques contrôlées et ciblées avec des applications potentielles dans divers domaines, pour la conception de matériaux fonctionnels et de systèmes biomimétiques.
1- Diastéréoisomères et énantiomères : 2 types d’isomères – c’est-à-dire des molécules qui ont la même composition atomique, mais pas la même structure – pour lesquels la différence porte sur la disposition spatiale de leurs atomes ou groupements d'atomes.
2- Agrégation de type J : une des configurations que peuvent adopter des molécules planes qui s’agrègent, cf ici