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Contrôler l’aimantation de la matière grâce à la lumière - Etude d’alliages d’Heusler pour comprendre le lien structure électronique/temps de désaimantation induite par la lumière

Lorsqu’un matériau magnétique est soumis à une impulsion Laser, celui-ci se désaimante localement. Cette perte d’aimantation se produit à une échelle de temps dite ultra-rapide, ici inférieure à la picoseconde (10-12 s). Dans certains cas particuliers, l’aimantation globale du matériau peut même se retourner complètement. Au-delà de la richesse de ce phénomène d’un point de vue théorique, ce nouveau contrôle « tout optique » de l’aimantation des matériaux ouvre la voie vers une nouvelle génération de dispositifs électroniques et magnétiques, notamment dans les technologies de l’information.
Des chercheurs de l’Institut Jean Lamour à Nancy et de la ligne CASSIOPEE de SOLEIL ont étudié ce phénomène de désaimantation ultra-rapide dans les alliages d’Heusler (Co2MnAlxSi1-x), afin de mieux comprendre les mécanismes, encore mal compris, à l’origine de cette interaction entre le rayonnement et la matière.

Dans cette étude, des couches minces monocristallines d’alliages d’Heusler Co2MnAlxSi1-x (cf https://fr.wikipedia.org/wiki/Alliage_de_Heusler) sont élaborées en utilisant la technique d’épitaxie par jets moléculaires. Dans un premier temps, la structure des couches minces est finement étudiée grâce à des méthodes de diffraction d’électrons, de diffraction de rayons X, et de microscopie électronique en transmission, réalisées à l’Institut Jean Lamour. Bien qu’un désordre chimique de type B2 (mélange Mn/Si/Al) apparaisse à mesure que l’on substitue le Si par de l’Al (figure 1-gauche), l’excellente qualité cristalline et la structure Heusler sont conservées pour toute la gamme de substitution.

Figure 1 : Gauche : image de microscopie électronique à transmission de l’alliage Co2MnAl0.5Si0.5, on y voit des zones désordonnées B2 (mélange Mn/Si/Al) et des zones ordonnées L21. Droite : mesure de la polarisation en spin P de la série Co2MnAlxSi1-x réalisée à CASSIOPEE et de l’amortissement de Gilbert α , effectué à l’Institut Jean Lamour.

Cette série d’alliages est ensuite élaborée et étudiée sur la ligne de lumière CASSIOPEE de SOLEIL, où l’on peut mesurer in situ la polarisation en spin P des états électroniques au niveau de Fermi par photoémission résolue en spin.
Comme le montre la figure 1-droite (courbe verte), P varie graduellement de Co2MnSi qui est un demi-métal magnétique (polarisé à 100%) à Co2MnAl qui est un composé ferromagnétique standard (polarisé à 63%). Cette série d’alliages est donc un système modèle pour étudier l’impact de la structure électronique au niveau de Fermi sur ses propriétés de dynamique ultra-rapide de l’aimantation. De plus, l’étude de la précession de l’aimantation autour de sa position d’équilibre, qui joue un rôle central dans la manipulation de l’aimantation par des courants électriques, est mesurée à l’Institut Jean Lamour en utilisant la technique de Résonance Ferromagnétique. La facilité avec laquelle on peut mettre l’aimantation en précession est décrite par une constante sans dimension : l’amortissement de Gilbert α. Plus cet amortissement sera faible, plus la précession de l’aimantation sera longue et à moindre coût énergétique. L’amortissement de Gilbert est mesuré pour toute la gamme de substitutions sur la figure 1-droite (courbe bleue). On voit qu’il évolue inversement à la polarisation en spin, confirmant au passage les modèles sur la relation entre la polarisation en spin des états près du niveau de Fermi et cette constante. L’étude de cette dynamique de l’aimantation qui n’est pas « ultra-rapide » (ici, l’échelle de temps est de l’ordre de la nanoseconde, 10-9 s) a pour but de voir s’il existe des liens entre α et le temps de désaimantation ultra-rapide.

 

De gauche à droite : Stéphane Andrieu, François Bertran et Charles Guillemard, sur la ligne CASSIOPEE à SOLEIL.

 

La dynamique ultra-rapide de l’aimantation a été mesurée à l’Institut Jean Lamour en utilisant un banc d’expérience d’Effet Kerr Magnéto-Optique résolu en temps, en géométrie pompe-sonde. Les courbes de désaimantation des alliages Co2MnAlxSi1-x sont visibles sur la figure 2-a. On voit que les échantillons perdent environ 15% de leur aimantation juste après que le premier pulse laser soit envoyé, à t0 = 0 ps. Par ailleurs, le temps de désaimantation caractéristique τM varie significativement avec le taux de substitution x, tracé sur la figure 2-b. On passe de τM = 380 fs pour Co2MnSi à 165 fs pour Co2MnAl. Finalement sur la figure 2-c, l’inverse du temps de désaimantation τM observé est proportionnel à 1-P. Cette dépendance expérimentale est d’un grand intérêt pour tester les modèles théoriques.

Figure 2 – a) Mesure de désaimantation induite par pulse laser sur la série Co2MnAlxSi1-x en fonction du temps, b) Temps de désaimantation caractéristique τM en fonction du taux d’Al et c) inverse de τM en fonction de 1 – P.

Bien que les temps de désaimantation dans les demi-métaux magnétiques soient prédits plus longs, la tendance de la figure 2-c est en très bon accord qualitatif avec des modèles théoriques existants. Dans ces modèles, le temps de désaimantation est inversement relié aux mécanismes de diffusion du moment de spin des électrons. Cette diffusion du spin est fortement réduite dans les demi-métaux magnétiques comme Co2MnSi en raison du gap de spin, ce qui rend le temps de désaimantation beaucoup plus long que dans un matériau ferromagnétique standard tel que Co2MnAl.

En résumé, il a été montré dans un premier temps qu’il est possible de modifier la polarisation en spin en choisissant le taux de substitution x. De plus, bien que les mécanismes de diffusion du moment de spin intervenant dans l’amortissement de Gilbert et dans la désaimantation ultra-rapide puissent être différents, il apparait que la polarisation en spin des états électroniques au niveau de Fermi joue un rôle clef dans la dynamique de l’aimantation, que ce soit à l’échelle de la nanoseconde ou de la picoseconde.