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Comment s’écoulent les argiles

Les argiles naturelles, largement répandues dans nos sols, se trouvent aujourd’hui au cœur d’une grande variété de procédés industriels allant de l’industrie pharmaceutique et cosmétique jusqu’à l’agro-alimentaire. Des chercheurs de l’Université de Lorraine se sont lancés dans une vaste investigation des propriétés rhéologiques (comportements sous écoulement) de systèmes modèles à base d’argiles. Leurs résultats, obtenus notamment grâce à des mesures de SAXS réalisées sur SWING, viennent d’être publiés dans Langmuir.

Les minéraux argileux sont notamment utilisés comme agent de texture du fait de leurs comportements mécaniques remarquables. Il est donc primordial d’identifier les paramètres d’influences conférant aux matériaux à base d’argile leurs propriétés mécaniques d’intérêt.

Afin de répondre à cette problématique, des équipes des laboratoires LEMTA, LAEGO et LIEC, de l’Université de Lorraine, ont mis en place un protocole d’élaboration de suspensions aqueuses d’argiles naturelles, permettant de contrôler de nombreuses caractéristiques, telles que la taille des minéraux argileux en suspension, les interactions répulsives auxquelles sont soumis ces minéraux, ou encore la concentration en particules.

Un écoulement dépendant de mécanismes à l’échelle microscopique

Sous écoulement, les suspensions colloïdales d’argiles naturelles peuvent présenter différents comportements mécaniques. Pour de très faibles concentrations en particules (inférieures à 1% en volume) ces suspensions présentent une large gamme de comportements rhéologiques allant du fluide Newtonien (la viscosité ne dépendant pas du cisaillement appliqué) au gel à seuil fortement rhéo-fluidifiant : la viscosité est alors une fonction décroissante de la contrainte de cisaillement.

La rhéo-fluidification de ces suspensions est une conséquence d’une structuration à l’échelle des feuillets argileux sous l’effet du champ de cisaillement. En effet les minéraux argileux, qui se présentent, en moyenne, sous la forme de plaquettes d’une longueur d’environ 200 nm pour une épaisseur de 1 nm, s’orientent dans le sens de l’écoulement, faisant ainsi diminuer la viscosité de la suspension.  Ainsi, la rhéologie de ces matériaux est directement reliée aux mécanismes intervenant à l’échelle microscopique dans ces milieux. C’est pour cette raison que le dispositif rhéo-SAXS disponible sur la ligne SWING était adapté à leur étude. Un tel outil permet de combiner des mesures rhéologiques classiques à des mesures de diffusion de rayons X aux petits angles.

Variation de la viscosité d’une suspension colloïdale d’argile naturelle en fonction de la contrainte de cisaillement (symboles rouges) et représentation schématique du confinement croissant des feuillets argileux sous l’effet du cisaillement. L’anisotropie croissante des clichés SAXS traduit l’orientation des particules d’argiles dans le champ de cisaillement.

Comment s’orientent les particules d’argile

Dans cette étude, les chercheurs se sont donc efforcés de caractériser les propriétés d’orientation sous écoulement de différentes argiles naturelles : la beidellite de l’Idaho, les montmorillonites d’Arizona et du Wyoming ainsi que les nontronites d’Australie. Pour chacune de ces argiles, le comportement rhéo-fluidifiant des suspensions a été étudié pour différentes tailles de feuillets argileux et différentes concentrations en particules. Ces systèmes colloïdaux présentent une apparente complexité compte tenu des interactions électrostatiques présentes dans ces milieux, mais aussi de la morphologie mal définie des colloïdes. Par ailleurs, et du fait de leur très grand rapport d’aspect (longueur/épaisseur des particules > 100), les particules en suspension se trouvent dans un régime d’interactions hydrodynamiques multiples. 

Suite à une vaste campagne d’expérimentations les résultats montrent que, pour ces minéraux naturels, l’orientation sous cisaillement résulte de la compétition entre, d’une part l’énergie hydrodynamique associée à la contrainte de cisaillement et, d’autre part, l’énergie d’agitation thermique Brownienne. Ainsi, pour tous les échantillons testés, le champ orientationnel adopté sous cisaillement par les colloïdes s’est avéré ne dépendre que d’un seul nombre adimensionnel, le nombre de Péclet, rendant compte de cette compétition.

Afin de relier l’orientation des feuillets argileux à la rhéo-fluidification des suspensions, une approche effective de type Quemada1, initialement construite pour des suspensions concentrées de sphères dures, a été adaptée au cas des suspensions de particules non-sphériques. En lieu et place d’une fraction volumique de sphères dures, une fraction volumique effective a été définie. En introduisant dans cette relation une dépendance au nombre de Péclet, les chercheurs ont alors pu construire une relation liant la viscosité d’une suspension non seulement à la concentration en particules, mais aussi à leur orientation.

Cette approche effective a permis de montrer que si, pour un régime d’écoulement donné (une valeur du nombre de Péclet), tous les colloïdes étudiés présentent le même champ orientationnel sous cisaillement, ils ne semblent pas occuper le même volume effectif en suspension. Il a en effet été établi que plus les particules en suspension sont petites, plus elles occupent un volume effectif proche de celui de la sphère de volume exclu.

Les résultats obtenus dans cette étude mettent en avant un aspect important du comportement de ces suspensions colloïdales de minéraux argileux. En effet, il semblerait que la seule orientation des particules dans l’écoulement ne suffise pas à expliquer, dans son ensemble, les propriétés rhéologiques de ces systèmes.

Une telle conclusion permet de considérer différentes perspectives, comme par exemple procéder à des mesures USAXS (Ultra Small Angle X-ray Scattering) qui, en donnant accès à des informations à l’échelle microscopique – le SAXS fournit des données à l’échelle nanométrique - pourraient notamment mettre en évidence l'existence éventuelle de sur-structures.

Une autre piste intéressante serait d’effectuer des mesures de diffusion de lumière à faible cisaillement afin de mesurer, non pas l’orientation des particules, mais leur temps caractéristique de réarrangement.

De tels résultats aident donc à identifier l'origine des propriétés mécaniques des matériaux à base d'argiles. A terme, il est possible d’envisager le "design" de matériaux nécessaires à l'industrie (fluide de forage, pâtes cosmétiques...) par ajustement de la nature physico-chimique des particules à mettre en suspension, leur forme, leur taille ou leur concentration par exemple.

 

1. Ce type d’approche, dite phénoménologique, prend la forme d’une relation exprimant la viscosité d’une suspension en fonction de la fraction volumique en particule. Cette approche est particulièrement adaptée au cas des suspensions concentrées.