Le Bleu de Prusse a de la Mémoire
Le Bleu de Prusse a séduit de nombreux peintres depuis le 18e siècle. Mais remplacez quelques atomes de fer par du cobalt, et ce pigment devient la coqueluche des informaticiens… Ces recherches ont été réalisées sur la ligne infrarouge AILES en 2011.
Automne 2024 : retour sur ces recherches
En 2011, la ligne AILES de SOLEIL accueille la chimiste Anne Bleuzen, qui s'intéresse de près au bleu de Prusse, un pigment très prisé des peintres depuis le XVIIIe siècle. Il s'agit d'un composé de fer et de cyanure, et lorsqu'on le modifie légèrement, par exemple en remplaçant quelques atomes de fer par des atomes de cobalt, il acquiert des propriétés qui font l'objet d'une quantité impressionnante de travaux à travers le monde. Car ces nouveaux composés ouvrent un vaste domaine de recherches, celui des « analogues du bleu de Prusse », ou « ABP ».
Les ABP peuvent en effet acquérir deux états distincts, accompagnés en l'occurrence de deux couleurs, le bleu et le brun, et ces deux états sont « activables » par le truchement d'un stimulus, qu'il s'agisse de lumière, de température ou de pression. Nous voici donc avec de minuscules objets qui possèdent deux états que l'on peut contrôler – cela ne vous rappelle rien ? C'est précisément la base d'un système de codage binaire. Chaque état peut s'interpréter comme un 0 ou un 1. Sur cette base, il pourrait dès lors devenir envisageable de créer des mémoires informatiques de très petite taille.
Mais pour cela, il faut surmonter de nombreux obstacles, et Anne Bleuzen entreprend de se pencher sur chacun d'entre eux, en s'appuyant chaque fois sur l'outil polyvalent que constitue le synchrotron.
Il lui faut d'abord maîtriser le passage d'un état à l'autre, « du 0 au 1 », et réciproquement. Cette commutation nécessite normalement de très basses températures, d'environ - 200°C, fort dissuasives pour créer des dispositifs informatiques. En 2012, grâce à l'éclairage apporté par la combinaison des rayons X de la ligne ODE, et des infrarouges de la ligne SMIS, Anne parvient à réaliser cette commutation à température ambiante. (1) Un progrès considérable !
Il faut ensuite parvenir à créer, à partir des ABP, des nano-matériaux susceptibles de devenir les briques de base de nouveaux composants électroniques. C'est en 2018, sur la ligne SAMBA, de SOLEIL, qu'Anne obtient la confirmation qu'elle a réussi à synthétiser ces précieux nano-cristaux. Ils sont bel et bien « photo-commutables » : on peut les faire passer d'un état à l'autre sous l'action de la lumière (2).
Une autre voie pour activer les ABP consiste à utiliser la pression. En 2012, sur ODE et SMIS, Anne avait justement dû appliquer une pression extérieure pour distordre légèrement son matériau, et réaliser la commutation à température ambiante. En 2022, elle s'intéresse à un autre genre de pression, non pas physique, mais chimique. Car les ABP contiennent des cations interstitiels, qui exercent une contrainte sur la structure principale. C'est à nouveau sur la ligne ODE qu'elle conduit ses analyses, et parvient à mieux comprendre comment ces cations interagissent avec l'ensemble cyanure-cobalt-fer.
Enfin, pour envisager la création – un jour – de composants électroniques, il faut pouvoir fabriquer de toutes petites structures qui ressemblent aux constituants des circuits. Deux expériences menées par Anne, en 2010 et 2017, en ébauchent la forme. Elle parvient en effet à faire « pousser » des nano-cristaux sous la forme de plots, à partir de molécules en solution (3).
Les idées d'Anne Bleuzen n'ont pas fini de graviter dans la galaxie ABP... Les analogues du bleu de Prusse suscitent d'ailleurs aussi un réel enthousiasme dans des domaines tels que les batteries électriques, la catalyse, ou encore la décontamination radioactive.
Publications associées
(1) Cafun, J.D., Lejeune, J., Baudelet, F., Dumas, P., Itié, J.P., Bleuzen, A. "Room-Temperature Photoinduced Electron Transfer in a Prussian Blue Analogue under Hydrostatic Pressure" Angewandte Chemie International Edition, 51(36): 9146-9148 (2012).
(2) Bordage, A., Moulin, R., Fonda, E., Fornasieri, G., Riviere, E., Bleuzen, A. "Evidence of the core-shell structure of (photo)magnetic CoFe Prussian blue analog nanoparticles and peculiar behavior of the surface species." Journal of the American Chemical Society, 140(32): 10332–10343 (2018).
(3) V. Trannoy, M. Faustini, David Grosso, F. Brisset, P. Beaunier, E. Rivière , M. Putero, A. Bleuzen. "Spatially controlled positioning of coordination polymer nanoparticles onto heterogeneous nanostructured surfaces." Nanoscale, 9 (16): 5234-5243 (2017).
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Transcription audio de la vidéo
VOIX OFF
Le Bleu de Prusse – composé de fer et de cyanure – a séduit de nombreux peintres depuis le 18e siècle. Mais remplacez quelques atomes de fer par du cobalt, et ce pigment devient la coqueluche des informaticiens…
Et pour cause, ce nouveau composé devient capable de changer de couleur en basculant d’un état à l’autre de façon stable. Deux couleurs, deux états, qui permettent de mémoriser une information binaire, et stocker des données informatiques sous forme de « 0 » et de « 1 ».
Anne Bleuzen - enseignante et chimiste (Université Paris 11 – CNRS)
Il existe dans ces composés 2 états très proches en énergie, et il est possible de faire passer le composé d’un état à l’autre sous l’effet d’une contrainte externe comme la lumière, la température ou la pression. Ici, par exemple, l’état fondamental violet c’est l’état « 0 » et sous l’effet d’une contrainte externe comme la lumière par exemple, on va le faire passer dans l’état « 1 » et il va devenir brun-marron.
VOIX OFF
Grâce à ces dérivés du Bleu de Prusse, les chimistes espèrent réussir à stocker de l’information à l’échelle de quelques atomes et, par conséquent, à réduire considérablement la taille des disques durs.
Un bémol toutefois, le changement d’état du Bleu de Prusse s’effectue à des températures très basses, avoisinant les -200°C. Or si l’on souhaite un jour fabriquer de mini disques durs grâce à ce composé, la commutation doit s’effectuer à température ambiante.
C’est pour tenter de résoudre ce problème que l’équipe d’Anne Bleuzen est venue faire des mesures sur la ligne AILES du synchrotron SOLEIL. Une ligne de rayonnement infrarouge qui va révéler la structure du Bleu de Prusse.
Pascale Roy - responsable de la ligne AILES (Synchrotron)
On a deux composantes, on a la position des atomes et on a aussi la force de rappel entre les différents atomes. Et l’infrarouge lointain va donner non seulement une information sur la position des atomes mais aussi sur la force qui existe entre les différents atomes et qui les lie entre eux.
VOIX OFF
Les dérivés du Bleu de Prusse sont composés de fer, de cobalt et de cyanure. Ils contiennent également des cations - ici de Sodium, notamment - qui rendent la structure générale plus ou moins rigide et la commutation plus ou moins facile.
Anne Bleuzen :
Les enchaînements cobalt-cyanure-fer sont des liaisons fortes et les cations alcalins viennent perturber ces enchaînements.
On s’intéresse donc à l’interaction de ce cation avec la structure, avec les enchaînements cobalt-cyanure-fer.
VOIX OFF
Cette connaissance à l’échelle atomique est indispensable pour trouver le bon dosage de cations et fabriquer un jour, à partir du Bleu de Prusse, des disques durs de quelques grammes pour les ordinateurs portables, les téléphones ou les lecteurs MP3. Il faudra toutefois patienter encore quelques années pour trouver les procédés de fabrication de si petites structures…