Dans les processus de reconnaissance moléculaire tels que ceux impliqués dans le métabolisme, un rôle fondamental est joué par la chiralité, mais aussi par la flexibilité moléculaire : celle-ci permet aux molécules impliquées d'ajuster leurs conformations afin d'optimiser leurs interactions. Les méthodes permettant de sonder simultanément la chiralité et la conformation moléculaire sont donc d'une importance cruciale.
En jouant sur certaines conditions expérimentales qui agissent sur les conformations, un consortium collaboratif composé d’une équipe de l'ISMO (CNRS Univ. Paris-Saclay) et de l'équipe de la ligne DESIRS a démontré la sensibilité incomparable de la technique de dichroïsme circulaire de photoélectrons (PECD) à la chiralité et aux changements conformationnels subtils.
Les techniques de spectroscopie chiroptique, c'est-à-dire sensible à la chiralité, comme la technique de dichroïsme circulaire (CD en anglais), sont largement utilisées pour caractériser la structure des biomolécules. Le CD mesure la différence que présente une molécule chirale à absorber de la lumière polarisée circulairement (LPC) à droite et à gauche. Cependant, le manque de sensibilité du CD rend son utilisation sur des échantillons sous forme gazeuse –donc très dilués- extrêmement difficile.
En revanche, le dichroïsme circulaire de photoélectrons (PECD en anglais) est parfaitement adapté à l'étude des molécules en phase gazeuse. Lorsque des molécules chirales sont ionisées par de la LPC, la direction que prennent les électrons qui leur sont alors arrachés dépend de la polarisation (droite/gauche) de cette LPC : il existe une asymétrie avant-arrière dans la distribution angulaire des photoélectrons par rapport à l'axe de propagation de la lumière ionisante. Cette asymétrie avant-arrière (le PECD) est très marquée, atteignant jusqu'à des dizaines de %, s’inverse lorsque l’on change d’énantiomère, c’est à dire que l’on passe d’une forme gauche à une forme droite, et est nulle pour un système non-chiral.
Le PECD dépend de l'orbitale électronique à partir de laquelle le photoélectron est éjecté. C’est également une sonde sensible du potentiel moléculaire (c’est à dire de la structure de la molécule), et à ce titre devrait théoriquement être très sensible aux conformations, ce qui n’est en général vérifié expérimentalement que de manière indirecte.
Figure 1 : Structure de l’énantiomère (S) (+) 1-indanol. Sont représentés à droite le conformère équatorial (1eq), calculé comme étant le plus stable, et le conformère axial (2ax) ; le passage de l’un à l’autre se fait par déformation du cycle portant le groupement OH : ce dernier est alors soit dans le plan de l’anneau (1eq) soit au-dessus (2ax).
Dans le présent travail, la LPC UV de la ligne DESIRS a été couplée à un spectromètre de coïncidence électron/ion à double imagerie. Les chercheurs ont étudié le cas de l'inversion de cycle dans le 1-Indanol, molécule chirale « souple », (voir fig.1). Si le gaz utilisé pour produire un jet moléculaire d’1- indanol est de l’Argon, seul le conformère le plus stable, 1eq, est formé. Si l’on utilise de l’hélium, un mélange de conformères 2ax et 1eq est produit dans une proportion de 0,25:1. Cette propriété unique offre la possibilité d'observer et de contrôler directement le PECD d'une molécule flexible.
Figure 2 : Spectres de photoélectrons (PES) et paramètres b2 en fonction de l'énergie d'ionisation en utilisant l'hélium (vert) et l'argon (noir) comme gaz porteur, enregistrés à une énergie de photon de 12 eV.
Observons d'abord la sensibilité conformationnelle des deux autres observables (non chirales) de la photoionisation moléculaire : les sections efficaces (s) données par le spectre de photoélectrons (PES) montrent la probabilité d'ionisation à partir des différentes orbitales électroniques, et b2 (= - ½ b, le paramètre d'anisotropie habituel, que l’on rencontre dans toutes les espèces même non-chirales, comme des atomes par exemple). La variation de ces deux paramètres pour les 4 premières orbitales (notées X à C) est illustrée sur la figure 2, pour les gaz porteurs Ar et He. Il n'y a pas de différences en termes de gaz porteur et donc en termes de conformations : le PES et b2 y sont peu sensibles et ne peuvent donc pas fournir beaucoup d'informations structurales.
Figure 3 : PES et PECD enregistrés à 11 eV. Images différentielles (CPL gauche - CPL droit) brutes (moitié gauche) et Abel-inversées (moitié droite) de la distribution de photoélectrons : données dans l'argon pour (R) 1-indanol (a), (S) 1-indanol (b) et dans l'hélium pour (R) 1-indanol (c) et (S) 1-indanol (d). Courbes PES et PECD dans Ar (e) et He (f) pour les énantiomères (S) (rouge) et (R) (bleu).
Au contraire, le PECD apparaît comme très fortement dépendant de la distribution des conformères. Ceci peut déjà être observé sur les images électroniques différentielles (LCP gauche - LCP droite) dans lesquelles, pour les deux énantiomères, des différences claires sont visibles en particulier dans les anneaux extérieurs des images montrées dans la Fig.3 (3a et 3b vs 3c et 3d). D'un point de vue plus quantitatif, la courbe de PECD, en plus de montrer un effet-miroir attendu quasi-parfait entre les deux énantiomères, présente de manière frappante une différence massive et même une inversion de signe dans la région de l'ionisation de l'orbitale la plus externe (HOMO) (bande X) en fonction du gaz porteur, c'est-à-dire de la distribution des conformères (Fig. 3e vs 3f). Cela montre que les PECD associés aux conformères 1eq et 2ax sont de signe opposé pour l'HOMO, avec une magnitude beaucoup plus grande pour le conformère 2eq.
Les présents résultats prouvent la grande sensibilité conformationnelle du PECD, dans un cas où le spectre de photoélectrons (PES) ainsi que le paramètre b2 sont véritablement superposables, situation est assez courante, de sorte que les résultats de cette étude peuvent avoir des conséquences importantes pour le développement en cours des techniques de PECD à base de laser dans un contexte analytique, avec à terme une possible sélectivité en conformères.
GLOSSAIRE
Chiralité/énantiomère: Un objet est dit chiral s’il existe sous deux formes non superposables mais images l’une de l’autre dans un miroir. C’est le cas des mains (ou des pieds !), des hélices, mais aussi de nombreuses molécules (par exemple celles possédant un carbone asymétrique relié à 4 groupement chimiques différents) pour lesquels on parle d’énantiomère gauche ou droit.
Conformères : de nombreuses molécules, et notamment celles du Vivant, sont « souples » et existent sous forme de plusieurs conformères, obtenus par rotations de groupement chimiques autour d’une liaison chimique ou déformation (inversion) d’un cycle.
Lumière polarisée circulairement (LPC) : la polarisation est une propriété géométrique de la lumière, qui décrit le mouvement du champ électrique associé à l’onde lumineuse lors de sa propagation. Dans le cas d’une lumière polarisée circulairement, le champ électrique décrit une hélice (comme un tire-bouchon) qui peut être enroulé dans le sens horaire ou anti-horaire, d’où l’appellation de LPC d’hélicité gauche ou droite. A noter que cette lumière LPC est un objet chiral.
Photoémission / photoionisation : action de la lumière qui arrache un électron à la matière : c’est l’effet photoélectrique dans lequel l’énergie du photon incident (hn) se partage entre le travail d’extraction de l’électron (énergie de liaison) et l’énergie cinétique du photoélectron émis (Ek). La spectroscopie de photoélectron (PES, en anglais) consiste à mesurer la distribution des énergies Ek pour un photon incident donné, permettant ainsi de déterminer les niveaux d’énergie (de liaison) des électrons de la molécule (ce qui correspond à l’énergie des différentes orbitales moléculaires). On peut aussi mesurer dans quelles directions sont éjectés les photoélectrons par rapport à un axe donné : on parle de distributions angulaires. Cette distribution (caractérisée par le paramètre b) ne présente pas les mêmes propriétés dans toutes les directions, autrement dit : n’est pas isotrope (b ≠0) car la molécule se « souvient » de la polarisation de la lumière incidente.
Dichroïsme circulaire de photoélectrons (« PECD » en anglais) : La LPC étant un objet chiral, elle va induire des processus énantio-spécifiques quand elle interagit avec un énantiomère donné d’une molécule chirale : ce sont les dichroïsmes circulaires, une reconnaissance chirale entre objets chiraux, comme un gant gauche « reconnaît » une main gauche. Dans le cas de la photoémission d’un énantiomère donné d’une molécule chirale par une LPC d’une hélicité (gauche ou droite) donnée, le PECD se manifeste par une asymétrie avant/arrière par rapport à l’axe de propagation de la lumière, que l’on ne retrouve pas pour une molécule non-chirale. Cette asymétrie s’inverse quand on change d’énantiomère ou d’hélicité de la lumière. La spécificité du PECD, par rapport à d’autres types de dichroïsmes circulaires, est son intensité : de quelques % à quelques dizaines de %. Il est, de plus, très sensible aux structures moléculaires comme les isomères (molécules ayant la même composition atomique, mais un arrangement différent de leurs atomes), ou les conformères.