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Quand le papier prend un coup de SOLEIL

Parmi les nombreuses techniques d’analyse physico-chimique et d’imagerie qui permettent de mieux connaître, comprendre ou évaluer l’état de conservation des objets patrimoniaux, celles qui utilisent les rayons X produits par le rayonnement synchrotron (SR-X) occupent une position de premier plan. Cela est dû notamment à la nature du faisceau, très brillant, accordable sur une large gamme d’énergies, stable et permettant d’obtenir des images spectrales allant jusqu’à quelques centimètres de champs de vue, et ce, avec des résolutions spatiales allant jusqu’à quelques dizaines de nanomètres. Ces propriétés du faisceau permettent de sonder les matériaux du point de vue de leur structure cristalline ou de leur composition et environnement chimiques avec une très grande sensibilité de détection. La contrepartie est le risque de modifier la physico-chimie des matériaux analysés. Ce risque, encore mal caractérisé, constitue un enjeu très important dans le cadre de l’étude par SR-X de matériaux anciens revêtant une valeur patrimoniale auxquels est dédiée la ligne PUMA de SOLEIL.

Une équipe constituée de chercheurs du Centre de recherche sur la conservation des collections (CRC-MNHN-CNRS 3224), du laboratoire IPANEMA (CNRS- MiC-UVSQ USR 3461) et de la ligne de lumière PUMA du Synchrotron SOLEIL s’est penchée sur les effets à court et à long terme d’une exposition du papier aux rayons SR-X.

Le travail a porté sur l’étude des changements chimiques et structuraux qui interviennent dans le papier en conditions d’analyse SR-X, en se questionnant sur l’impact des conditions ambiantes d’humidité pendant et a posteriori de l’analyse. Peut-on définir des « doses-seuil » à partir desquelles il est possible d’observer des changements chimiques ou physiques ? Ces doses-seuil dépendent-elles des techniques analytiques utilisées pour caractériser les changements générés ? Quelle sont les cinétiques d’évolution physico-chimique post-irradiation ? De plus, les objets culturels cellulosiques étant le plus souvent conservés dans des conditions thermo-hygrométriques moyennes et stables, faut-il s’assurer que ces conditions soient respectées pendant l’analyse ? Autant de questions au sujet desquelles l’équipe associant le Centre de recherche sur la conservation des collections, le laboratoire IPANEMA et la ligne de lumière PUMA du Synchrotron SOLEIL, s’est interrogée.

Pour tenter d’y répondre, les scientifiques ont mis en place une méthodologie basée sur l’irradiation d’un papier modèle, composé de linters de coton, c’est à dire à plus de 99 % de cellulose (Whatman no. 1). Bien que l'irradiation aurait pu être réalisée avec des sources X plus accessibles, nous avons décidé de réaliser les expériences au Synchrotron SOLEIL pour trois raisons : faire correspondre au plus près les conditions d'irradiation aux expériences synchrotron, avoir un contrôle plus fin des paramètres du faisceau et, enfin, déposer une forte dose dans l'échantillon dans un temps relativement court grâce au flux élevé de SOLEIL. Les investigations ont été effectuées sur la ligne de lumière PUMA récemment ouverte, optimisée pour la recherche sur les sciences du patrimoine. L’irradiation a été réalisée à température ambiante, à 7.22KeV à différentes doses et sous 3 conditions hygrométriques.

Les indicateurs les plus directs de la dégradation de la cellulose sont la dépolymérisation et l’oxydation. Agissant ensemble, ces mécanismes réactionnels conduisent à un raccourcissement des chaînes moléculaires, et, à terme un affaiblissement mécanique des fibres. Ces « évènements » chimiques conduisent à d’autres manifestations, physiques, telles que l’apparition de luminescence sous UV et du jaunissement. Ces modifications post-irradiation du papier ont été suivies grâce à des techniques séparatives et de spectro-imagerie qui ont permis de sonder sur une large échelle spatiale, nanométrique (moléculaire) et microscopique. À l’échelle nanométrique, la dépolymérisation de la cellulose a été évaluée par chromatographie d’exclusion stérique (SEC-MALS-DRI) et la formation de radicaux libres (notamment hydroxyles), témoins de phénomènes d’auto-oxydation, par chromatographie liquide haute performance (HPLC-FLD-DAD). À l’échelle microscopique, la luminescence sous UV et le jaunissement ont été mesurés par spectrométrie et photographie. Un moyen d’estimation des doses absorbées par le papier a été mis en place afin de connaître celles qui induisent des modifications, avec une attention particulière à la détermination du niveau de plus faible effet néfaste observé (Lowest Observed Adverse Effect Dose ou LOAED). Un suivi temporel des propriétés physico-chimiques du papier a été mis en place sur une durée de deux ans.

Les résultats de cette étude ont montré que les échantillons sont impactés à l’échelle nanométrique immédiatement après l’irradiation, et ce, à partir de 21 Gy, dose relativement faible (équivalent à une durée d’irradiation de 30 s). Plus la dose de rayons SR-X absorbée par le papier augmente, plus la dépolymérisation et la quantité de radicaux libres sont importantes. L’apparition de luminescence UV et de jaunissement est quant à elle différée et échelonnée dans le temps (figure 1).

Figure 1 : Image de luminescence sous UV d’échantillons de papier Whatman no. 1 irradiés sur la ligne de lumière PUMA à 3.8 kGy à 0%, 50% et 80% d’humidité relative (HR), à température ambiante. La luminescence apparait progressivement dans la zone irradiée (1*2cm²) de manière différenciée en fonction de l'humidité.

Un comportement différencié sous faisceau en rapport avec l’humidité contenue dans le papier a été mis en évidence. Les changements les plus importants en termes de luminescence sous UV (figure 1) et de dépolymérisation (figure 2) ont été mesurés pour les échantillons de papier les moins humides, c’est à dire ceux irradiés à 0% d’humidité relative (HR). Une des conclusions de la recherche est donc qu’il est important de veiller à ne pas laisser le matériau se dessécher durant l’analyse SR-X.

Figure 2 : Nombre de coupures glycosidiques par gramme de papier Whatman no. 1 (S) en fonction de la dose SR-X et de l’humidité relative

Il a aussi été démontré que les indicateurs choisis ne sont pas tous aussi sensibles pour détecter des changements au sein du papier. Comme indiqué plus haut, la dépolymérisation et la production de radicaux hydroxyles se sont manifestées immédiatement après l’irradiation et sur toute la gamme de doses (7Gy-4 kGy) et de HR testées. Le fait, d’une part que les techniques associées à la mesure de ces deux indicateurs moléculaires sont des techniques sensibles, et d’autre part que ces changements précèdent tous les autres, explique que ces derniers montrent les LOAED les plus faibles, de 21 Gy pour les radicaux HO° et de 210 Gy pour les scissions glycosidiques. Ces indicateurs reposent sur des analyses destructives, consommatrices d’échantillon, et qui de ce fait sont difficilement implantables. La luminescence et le jaunissement sont en revanche des caractéristiques analysables par des moyens non invasifs dont l’implémentation serait envisageable pour une détection in-situ pendant l’exposition au faisceau SR-X de ces changements du papier. Cependant, ces indicateurs microscopiques apparaissent avec un délai de 12 jours à 1 an, voire plus (figure 1), selon la dose et l’humidité relative ambiante au moment de l’irradiation SR-X, ce qui limite leur utilité à des fins d’alerte de changements physico-chimiques.

Cette recherche a permis de renseigner le questionnement sur les dommages potentiels et la possibilité ou non d’une détection précoce de modifications induites aux matériaux cellulosiques, pour les utilisateurs de la ligne PUMA, dédiée à l’étude des objets patrimoniaux. D’autres questions sont actuellement à l’étude, telles que l’impact de la présence des additifs papetiers (encollage, encres, charges) et celle de l’état de conservation de l’objet au moment de l’analyse SR-X. La suite de l’étude vise à étudier ces aspects et à examiner le comportement sous faisceau SR-X de documents cellulosiques anciens.