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Le Bleu de Prusse a de la mémoire : Chapitre suivant

Le Bleu de Prusse a séduit de nombreux peintres depuis le 18e siècle. Mais remplacez quelques atomes de fer par du cobalt, et ce pigment devient la coqueluche des informaticiens…
Ces recherches ont été réalisées sur la ligne infrarouge AILES en 2011. Dans le cadre de notre série "Chapitre suivant", nous avons retrouvé les scientifiques filmés en 2011 et leur avons demandé comment leurs travaux de recherche ont avancé depuis.

La chercheuse Anne Bleuzen interviewée en 2009 lors de ses expériences sur la ligne AILES.

 

En 2011, la ligne AILES de SOLEIL accueille la chimiste Anne Bleuzen, qui s'intéresse de près au bleu de Prusse, un pigment très prisé des peintres depuis le XVIIIe siècle. Il s'agit d'un composé de fer et de cyanure, et lorsqu'on le modifie légèrement, par exemple en remplaçant quelques atomes de fer par des atomes de cobalt, il acquiert des propriétés qui font l'objet d'une quantité impressionnante de travaux à travers le monde. Car ces nouveaux composés ouvrent un vaste domaine de recherches, celui des « analogues du bleu de Prusse », ou « ABP ».

Les ABP peuvent en effet acquérir deux états distincts, accompagnés en l'occurrence de deux couleurs, le bleu et le brun, et ces deux états sont « activables » par le truchement d'un stimulus, qu'il s'agisse de lumière, de température ou de pression. Nous voici donc avec de minuscules objets qui possèdent deux états que l'on peut contrôler – cela ne vous rappelle rien ? C'est précisément la base d'un système de codage binaire. Chaque état peut s'interpréter comme un 0 ou un 1. Sur cette base, il pourrait dès lors devenir envisageable de créer des mémoires informatiques de très petite taille.

Mais pour cela, il faut surmonter de nombreux obstacles, et Anne Bleuzen entreprend de se pencher sur chacun d'entre eux, en s'appuyant chaque fois sur l'outil polyvalent que constitue le synchrotron.

Il lui faut d'abord maîtriser le passage d'un état à l'autre, « du 0 au 1 », et réciproquement. Cette commutation nécessite normalement de très basses températures, d'environ - 200°C, fort dissuasives pour créer des dispositifs informatiques. En 2012, grâce à l'éclairage apporté par la combinaison des rayons X de la ligne ODE, et des infrarouges de la ligne SMIS, Anne parvient à réaliser cette commutation à température ambiante. (1) Un progrès considérable !

Il faut ensuite parvenir à créer, à partir des ABP, des nano-matériaux susceptibles de devenir les briques de base de nouveaux composants électroniques. C'est en 2018, sur la ligne SAMBA, de SOLEIL, qu'Anne obtient la confirmation qu'elle a réussi à synthétiser ces précieux nano-cristaux. Ils sont bel et bien « photo-commutables » : on peut les faire passer d'un état à l'autre sous l'action de la lumière (2).

Une autre voie pour activer les ABP consiste à utiliser la pression. En 2012, sur ODE et SMIS, Anne avait justement dû appliquer une pression extérieure pour distordre légèrement son matériau, et réaliser la commutation à température ambiante. En 2022, elle s'intéresse à un autre genre de pression, non pas physique, mais chimique. Car les ABP contiennent des cations interstitiels, qui exercent une contrainte sur la structure principale. C'est à nouveau sur la ligne ODE qu'elle conduit ses analyses, et parvient à mieux comprendre comment ces cations interagissent avec l'ensemble cyanure-cobalt-fer.

Enfin, pour envisager la création – un jour – de composants électroniques, il faut pouvoir fabriquer de toutes petites structures qui ressemblent aux constituants des circuits. Deux expériences menées par Anne, en 2010 et 2017, en ébauchent la forme. Elle parvient en effet à faire « pousser » des nano-cristaux sous la forme de plots, à partir de molécules en solution (3).

Les idées d'Anne Bleuzen n'ont pas fini de graviter dans la galaxie ABP... Les analogues du bleu de Prusse suscitent d'ailleurs aussi un réel enthousiasme dans des domaines tels que les batteries électriques, la catalyse, ou encore la décontamination radioactive.