Certains matériaux dérivés d'oxyde de cuivre, connus sous le nom de cuprates, possèdent la fascinante capacité de devenir supraconducteurs en dessous d'une température critique Tc. Comprendre les propriétés collectives des électrons dans les cuprates est un défi scientifique majeur dans la quête pour augmenter Tc jusqu'à la température ambiante, ce qui constituerait une révolution technologique.
Un consortium international dirigé par des chercheurs de Palaiseau, Paris et Grenoble a combiné théorie et expériences sur la ligne de lumière CASSIOPEE de SOLEIL pour expliquer comment les fluctuations magnétiques modifient les propriétés électroniques des cuprates à l’approche de l’état supraconducteur.
La supraconductivité dans les cuprates, et dans la plupart des autres supraconducteurs à haute température (HTSC en anglais), est une conséquence des fortes corrélations entre les électrons. Ces derniers ne peuvent pas être décrits comme des entités individuelles, mais plutôt comme des états collectifs résultant des interactions entre eux. Ce comportement est directement visible dans la distribution de leurs états électroniques. L'une de leurs « signatures » est une anomalie appelée waterfall (cascade), en référence à la forme particulière de la dispersion électronique, voir Fig. 1. Comprendre l’origine de cette anomalie serait un progrès majeur, car elle se retrouve de manière universelle dans les cuprates et affecte les électrons qui deviennent supraconducteurs quand les températures sont suffisamment basses. Pourtant, l'origine de la cascade et des caractéristiques dites « kink », notamment la/les quasiparticule(s) correspondante(s), reste débattue.

Figure 1 : Structure cristalline de Na-CCOC, et comparaison entre ARPES (tirée de Ronning et al., PRB 71, 094518 (2005)) et théorie (tracé coloré et courbe violette) pour un échantillon non dopé. Les cercles verts sont extraits des mesures.
Pour répondre à cette question, l'équipe de scientifiques a comparé systématiquement avec les calculs théoriques les mesures de spectroscopie photoélectronique résolue en angle (ARPES) de pointe, effectuées sur le cuprate modèle NaxCa2-xCl2CuO2 (Na-CCOC). Des expériences ARPES à haute résolution ont été réalisées sur des échantillons dopés P (trous) sur la ligne de lumière CASSIOPEE de SOLEIL et la ligne de lumière BL-28 de la Photon Factory (Japon), et complétées par des données pour des échantillons non dopés issues de la littérature. Les chercheurs ont construit et résolu un modèle théorique spécifique au matériau sans paramètres ajustables, dans lequel les électrons sont couplés entre eux par des fluctuations magnétiques cohérentes, appelées magnons.
En montrant un accord quasi parfait entre théorie et expériences, l’étude fournit une interprétation des anomalies « waterfall » et « kink », qui constitue le message clé du travail : dans les cuprates, les électrons se couplent fortement aux fluctuations magnétiques et forment des « polarons de spin ». Cela se traduit finalement par les anomalies « waterfall » et « kink » dans la distribution des états électroniques. Plus précisément, l'intensité du couplage dépend principalement de la direction de propagation des électrons, plutôt que de leur énergie. Cela explique pourquoi les caractéristiques de la cascade et des « kink » apparaissent à différentes énergies caractéristiques dans les cuprates non dopés (isolants, Fig. 1) et dopés de trous (métalliques, Fig. 2).

Figure 2 : Comparaison entre ARPES et théorie (tracé coloré et courbe violette) pour un échantillon dopé à 10%. Les cercles orange sont extraits des mesures.
La description des propriétés spectrales des électrons devenant supraconducteurs à des températures suffisamment basses, principal résultat de cette étude, a des conséquences directes pour la compréhension théorique de la supraconductivité à haute température. Pour que la supraconductivité émerge, les électrons forment des paires de Cooper via une interaction attractive effective. Indéniablement, l’interprétation actuelle des spectres ARPES montre que les fluctuations magnétiques devraient jouer un rôle central dans la formation des paires d'électrons, et incite à poursuivre les recherches pour établir son mécanisme microscopique précis.
De futures mesures étendant cette étude à des valeurs plus élevées de dopage de trous, correspondant au régime optimal pour la supraconductivité, sont nécessaires pour fournir une description complète du destin des polarons de spin dans les supraconducteurs à haute température.