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Criticité quantique à température ambiante dans YbMn6Ge6-xSnx

Grâce à des mesures d’absorption X et de dichroïsme circulaire magnétique des rayons X, des chercheurs de l’Institut Jean Lamour (Université de Lorraine, Nancy), du Paul Scherrer Institut (Villigen, Suisse) et de la ligne de lumière ODE (Synchrotron SOLEIL) ont, pour la première fois, mis en évidence, dans un système à fermions lourds, des modifications de l’état de charge et du moment magnétique de l’ytterbium associées à la criticité quantique.
Considérée comme sous-jacente à la supraconductivité non conventionnelle, la criticité quantique pourrait jouer un rôle dans le traitement quantique de l’information. Les modifications des propriétés électroniques de l’ytterbium ainsi identifiées persistent à température ambiante en raison des échelles d’énergie mises en jeu.

La criticité quantique est étudiée au sein de diverses familles de matériaux dont notamment les supraconducteurs haute-température, les aimants quantiques ou les systèmes à fermions lourds. Un système à fermions lourds est un alliage intermétallique où les électrons magnétiques des couches internes incomplètes 4f (lanthanides) ou 5f (actinides) s’hybrident avec les électrons de conduction pour former des fermions qui se comportent comme des particules beaucoup plus lourdes.
Lorsque l’un de ces systèmes présente une transition de phase du second-ordre, c’est-à-dire une transition continue entre les deux phases, à une température spécifique dite température critique, celle-ci peut être amenée au zéro absolu à l’aide d’un paramètre de contrôle (pression externe, composition chimique ou champ magnétique). Le point singulier séparant les deux états fondamentaux est appelé point critique quantique. Les fluctuations quantiques au voisinage de ce point conduisent à de profondes modifications des propriétés électroniques des solides à température finie, c’est ce qu’on appelle la criticité quantique.
Au-delà de l’intérêt fondamental de ces travaux, la criticité quantique, considérée comme sous-jacente à la supraconductivité non conventionnelle1, pourrait jouer un rôle dans le traitement quantique de l’information.

La plupart des systèmes intermétalliques à fermions lourds étudiés jusqu’à présent associent un élément à couche 4f instable, comme Ce ou Yb, à des éléments non magnétiques (Al, Si, Ge, Cu, Rh …). La criticité quantique se manifeste alors le plus souvent à basse température au voisinage de l’instabilité magnétique de l’élément 4f. Celle-ci résulte de la compétition entre l’effet Kondo2 et l’interaction d’échange RKKY3, ces deux interactions dépendant différemment de l’hybridation entre les électrons 4f localisés et les électrons de conduction.
Dans la série YbMn6Ge6-xSnx, le sous-réseau de manganèse est fortement magnétique [Fig. 1]. La compétition concerne alors l’interaction Mn-Yb, bien plus intense que l’interaction RKKY habituelle, de telle sorte que l’instabilité magnétique de l’ytterbium se produit à forte hybridation où les fluctuations de charge jouent un rôle. Ce sont les échelles d’énergie plus élevées que dans les systèmes à fermions lourds standards qui expliquent la persistance de la criticité quantique à température élevée.

Fig 1 : Diagramme de phase magnétique (x, T) du système YbMn6Ge6-xSnx (4 ≤ x ≤ 6). Les régions en bleu indiquent les domaines de composition et de température où seul le sous-réseau de manganèse est ordonné magnétiquement. La zone rouge repère le domaine où l’ytterbium est également ordonné. L’instabilité magnétique de l’ytterbium se produit vers xc ≈ 5,23.

La criticité quantique est en général révélée au travers de mesures thermodynamiques ou de transport. Ici, ce sont des techniques de spectroscopie électronique [absorption X (XAS) et de dichroïsme circulaire magnétique (XMCD) au seuil L3 de l’ytterbium] qui ont été utilisées. Ces mesures ont permis de mettre en évidence un pic dans l’évolution avec la teneur en étain de la valence de l’ytterbium (extraite des mesures XAS) et de son moment magnétique (lié au signal XMCD) à proximité de l’instabilité magnétique [Fig. 2]. Ces observations s’accordent avec des prédictions théoriques récentes concernant la criticité quantique non conventionnelle.

Fig 2 : (a) Évolution de la valence de l’ytterbium à 300 K et 5 K avec la teneur en étain dans YbMn6Ge6-xSnx (b) Évolution des signaux dichroïques dipolaire et quadrupolaire à 5 K.

Les mesures XAS et XMCD ont été réalisées sur la ligne ODE (Optique Dispersive EXAFS) du synchrotron SOLEIL entre 300 K et 4,2 K dans un champ magnétique pouvant atteindre 1,5 T. Le mode dispersif permet l’acquisition en un temps relativement court d’un signal stable en raison de l’absence de mouvement mécanique.

Les travaux sur YbMn6Ge6-xSnx seront poursuivis et étendus avec notamment des mesures de transport sur monocristaux et des mesures XAS et XMCD sous pression externe sur la ligne ODE. Plus globalement, ces résultats ouvrent de nouvelles voies de recherche expérimentales et théoriques relatives à la criticité quantique dans des intermétalliques 3d-4f.

 

Le projet a été en partie cofinancé par Campus France et le Schweizerische Akademie der Technischen Wissenschaften SATW dans le cadre du programme Germaine de Staël.

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1 Le phénomène de supraconductivité, découvert en 1913, a été expliqué en 1957 par les Américains Bardeen, Cooper et Schrieffer (théorie « BCS ») : les électrons se regroupent par deux pour former des « paires de Cooper » qui peuvent se déplacer sans frottement, donc sans résistance, comme une onde se propageant au sein du solide. Cette théorie explique le comportement des supraconducteurs dit conventionnels, dont la température critique (à laquelle la supraconductivité est observée) est proche du zéro absolu. Mais il existe d’autres matériaux supraconducteurs, dits non conventionnels, qui ont souvent avec des températures critiques plus élevées. Or, au sein de ces matériaux, l’origine de la supraconductivité reste une énigme et elle n’est notamment pas expliquée par la théorie BCS.

2 L'effet Kondo désigne le comportement particulier de certains conducteurs électriques à basse température. La résistance électrique des solides comme les métaux diminue généralement avec la température, pour se stabiliser vers une valeur constante. Dans certaines conditions, il est possible de modifier le comportement de ces matériaux en y ajoutant des impuretés magnétiques (alliage magnétique dilué), on observe alors qu'en dessous d'une température TK, pouvant varier de quelques kelvins à plusieurs centaines selon l'alliage, la résistance du matériau dopé augmente à nouveau. L'effet Kondo désigne cette augmentation de la résistance à basse température. L’effet Kondo résulte de l’écrantage du moment magnétique localisée par les électrons de conduction.

3 Le couplage RKKY (pour Ruderman-Kittel-Kasuva-Yosida) est une interaction quantique de couplage entre des moments magnétiques nucléaires ou des spins d’électrons localisés de la couche interne d'un métal via les électrons de conduction.