Les matériaux bidimensionnels (2D) intéressent particulièrement les scientifiques car ils offrent de nombreuses applications potentielles grâce à leurs propriétés électroniques uniques, liées à des effets quantiques comme les « ondes de densité de charge » (ODC). Dues à des oscillations spatiales périodiques des électrons du matériau, certaines de ces ODC présentent une chiralité* dans le plan. Or, la chiralité trouve elle aussi des applications dans plusieurs secteurs, comme les matériaux optiques, l’électronique, la photonique, la catalyse et les applications biomédicales.
Une équipe composée de scientifiques de la ligne TEMPO et du Laboratoire des Solides Irradiés (Palaiseau) a montré que la chiralité dans le plan d’une ODC peut être contrôlée en appliquant une contrainte de cisaillement lors d’une transition de phase. Ces résultats ouvrent la voie à de nouveaux dispositifs fonctionnels dans lesquels les propriétés chirales peuvent être réglées à la demande.
Les applications de la chiralité sont multiples : matériaux optiques, électronique, photonique, catalyse, applications biomédicales... Par exemple, les composés et métamatériaux chiraux sont utilisés pour moduler l’intensité lumineuse, ce qui est essentiel dans les systèmes de communication optique. Des portes logiques multiples et à haute vitesse peuvent être obtenues en combinant les degrés de liberté chiraux avec l’optique non linéaire. Ou encore, les matériaux chiraux sont utilisés en chimie pour la synthèse asymétrique de certains énantiomères* et pour la conception de biocapteurs.
Les matériaux à l’état solide peuvent également présenter un ordre ferro-rotationnel avec une structure chirale de leurs plans atomiques individuels. C’est précisément le cas du matériau bidimensionnel 1T-TaS2, dichalcogénure de métal de transition chez lequel une chiralité dans le plan apparaît en même temps qu’une ODC de grande amplitude. Des scientifiques de la ligne TEMPO et du Laboratoire des Solides Irradiés ont montré que l’ordre ferro-rotationnel de l’ODC peut être stabilisé dans l’une des deux configurations possibles (gauche/droite) en combinant la contrainte de cisaillement avec un cycle de recuit. En chauffant l’échantillon au-dessus de ~355 K, la distorsion périodique du réseau passe d’une configuration presque commensurable (NC) à une configuration incommensurable (IC), et tout ordre ferro-rotationnel est perdu. Le refroidissement sous contrainte de cisaillement offre un moyen de sélectionner la chiralité souhaitée dans le plan et ouvre la perspective de réaliser des dispositifs chiraux compatibles avec l’optoélectronique haute fréquence.
Résultats
Tout d'abord, l’ODC a été refroidie sous l’application d’une contrainte de cisaillement dans le sens horaire. La chiralité résultante a été déterminée par la collecte de données ARPES sur la ligne TEMPO. La figure 1 montre une carte d’intensité ARPES extraite à une énergie de -0,5 eV. La distribution du poids spectral est fortement asymétrique par rapport à la direction Γ-M, avec une intensité plus élevée du côté droit de la première zone de Brillouin (BZ).

Figure 1 : Mesures ARPES sous contrainte horaire. (a) Image du porte-échantillon avec le cristal 1T-TaS2 monté. (b) Carte d’intensité des photoélectrons extraite à -0,5 eV du niveau de Fermi. (c) Carte d’intensité des photoélectrons extraite le long de la ligne pointillée du panneau précédent. (d) Ordre Ferro-Rotationnel de caractère α.
Cela est confirmé par les cartes d’intensité extraites le long d’une coupe parallèle à M-K, croisant à 0,8 de Γ-M. La redistribution du poids spectral correspond à l’ordre ferro-rotationnel α. Ensuite, le même protocole est répété, mais en appliquant un couple dans le sens antihoraire au lieu du sens horaire. Les données ARPES mesurées dans ce cas sont présentées dans la figure 2. Clairement, l’asymétrie de la distribution du poids spectral a été inversée par rapport à celle de la figure 1, prouvant que l’ODC est dans l’ordre ferro-rotationnel β.

Figure 2 : Mesures ARPES sous contrainte antihoraire. (a) Image du porte-échantillon avec le cristal 1T-TaS2 monté. (b) Carte d’intensité des photoélectrons extraite à -0,5 eV du niveau de Fermi. (c) Carte d’intensité des photoélectrons extraite le long de la ligne pointillée du panneau précédent. (d) Ordre Ferro-Rotationnel de caractère β.
Les scientifiques proposent que le contrôle de l’ordre ferro-rotationnel soit lié à la structure microscopique de la phase NC de l’onde. Cette dernière peut être modélisée comme un réseau en nid d'abeille de murs de domaines métalliques avec une alternance vortex-antivortex aux nœuds. L’énergie libre de l'ordre ferro-rotationnel opposé serait identique si la densité de vortex et d'antivortex était exactement équilibrée. Ils supposent cependant que la contrainte de cisaillement rompe cet équilibre lors du passage de la phase IC à la phase NC. La densité finale de ces défauts topologiques dépendrait alors de leur chiralité, favorisant ainsi le développement d’un ordre ferro-rotationnel plutôt que l’autre.
Conclusions
L’application combinée de contrainte de cisaillement et de cycles thermiques permet de contrôler de manière fiable la chiralité dans le plan de l’ODC dans 1T-TaS2. À l’avenir, l’application de contraintes ajustables également aux fines couches, combinée à des investigations structurales et électroniques résolues spatialement, permettrait d’étudier les liens entre ordre ferro-rotationnel et sources locales de déformation ou défauts topologiques. De plus, les scientifiques envisagent la possibilité de changer l’ordre ferro-rotationnel via les courants de Foucault, ouvrant ainsi la possibilité d’un contrôle purement électronique des futurs dispositifs chiraux.
* Chiralité/énantiomère : Un objet est dit chiral s’il existe sous deux formes non superposables mais images l’une de l’autre dans un miroir. C’est le cas des mains (ou des pieds !), des hélices, mais aussi de nombreuses molécules pour lesquelles on parle d’énantiomère gauche ou droit.