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Le mystère de l'audition directionnelle sous l'eau résolu

Le cerveau humain détermine d’où provient un son en analysant l’intervalle entre le moment où ce son est détecté successivement par une oreille puis l’autre. Sur terre, c’est efficace. Mais, sous l’eau, les sons se déplacent environ cinq fois plus vite que sur terre, et cela ne fonctionne plus. C’est pourquoi nous sommes incapables de localiser les sources sonores sous l’eau… contrairement aux poissons ! Comment font-ils ?
Des neuroscientifiques de l’Hôpital universitaire de la Charité de Berlin ont résolu ce mystère, en décrivant le mécanisme auditif d'un minuscule poisson. La ligne ANATOMIX a contribué à cette étude. 
(Source : Hôpital universitaire de la Charité)

Danionella cerebrum, est un poisson mesurant environ 12 millimètres, presque entièrement transparent. Il possède le plus petit cerveau de vertébré connu, mais présente néanmoins plusieurs comportements complexes, dont la communication par le son. Ces différentes caractéristiques font de Danionella un sujet particulièrement intéressant pour la recherche sur le cerveau. Ainsi, le Prof. Benjamin Judkewitz, neurobiologiste au Cluster d’Excellence NeuroCure à la Charité (Berlin), et son équipe l’ont étudié pour savoir comment les poissons peuvent localiser une source sonore sous l'eau. En effet ce mystère n’était toujours pas résolu, et les modèles d’audition directionnelle existant jusqu’alors n’étaient pas adaptés aux environnements sous-marins.

Le monde acoustique, sur terre et sous l'eau
Lorsqu'un son est émis, il se propage sous forme d'oscillations de mouvement et de pression. Les molécules d’air proches de la source sonore vibrent et se déplacent – c’est la vitesse sonore - et leur densité change également à mesure que l'air est compressé – c’est la pression sonore.
Les vertébrés terrestres, y compris les humains, perçoivent la direction du son principalement en comparant le volume et le moment où la pression sonore atteint successivement leurs deux oreilles : un bruit semble plus fort et arrive plus tôt dans l'oreille la plus proche de la source du son. Mais sous l’eau cela ne fonctionne plus : le son se propage beaucoup plus rapidement et il n'est pas atténué par le crâne. Les poissons devraient eux aussi être incapables d'audition directionnelle, puisqu’il n'y a quasiment aucune différence de volume et de temps d'arrivée entre leurs oreilles. Pourtant, l'audition spatiale a été observée dans des études comportementales de diverses espèces.

Les scientifiques de la Charité ont construit des haut-parleurs sous-marins spéciaux et diffusé des sons courts et forts, puis analysé quand Danionella évitait le haut-parleur, signe qu'il reconnaissait la direction d'où provenait le son. Une caméra a filmé chaque poisson afin de suivre sa position exacte, permettant à l'équipe de se concentrer sur les échos et de les supprimer.

Comment entendent les poissons
Les humains perçoivent la pression sonore au travers du tympan, mais pas la vitesse des molécules d’air, contrairement aux poissons qui perçoivent la pression ET la vitesse des molécules d’eau. Le fonctionnement précis de ce mécanisme d'audition chez Danionella a été révélé par des images obtenues avec un microscope à balayage laser spécialement conçu qui, après qu’un son ait été émis, scannait les structures à l'intérieur de l'oreille du poisson selon un motif stroboscopique.
Près du haut-parleur, les molécules d'eau se déplacent d'avant en arrière le long d'un axe orienté vers et à l’opposé du haut-parleur. La vitesse des molécules se déplace le long de la direction dans laquelle le son se propage. Un poisson à proximité du haut-parleur va également se déplacer avec l'eau, mais de petites pierres dans son oreille interne, les otolithes, se déplacent plus lentement en raison de l'inertie. Cela entraîne un mouvement minuscule détecté par les cellules sensorielles de l'oreille. Cependant, étant donné que le son se propage comme une onde, c’est-à-dire avec un mouvement de va-et-vient continu, cette détection grâce aux otolithes permet d’identifier l'axe le long duquel le son se déplace, mais pas la direction d'où il provient… Alors ?!

L’énigme a été résolue en analysant la vitesse des molécules en fonction de la pression sonore. Il s’est avéré que la pression sonore met en mouvement la vessie natatoire compressible, qui est ensuite reconnue par les cellules ciliées de l'oreille interne. Grâce à ce second canal auditif indirect, la pression sonore donne aux poissons la référence dont ils ont besoin pour localiser le son. Ces résultats viennent confirmer expérimentalement une hypothèse d’explication de l’audition directionnelle datant des années 1970. L'équipe a également montré que si la pression acoustique est inversée, les poissons, trompés par leur audition directionnelle, nagent dans la direction opposée, c'est-à-dire vers la source du son.

Figure 1 : Segmentation de l’appareil auditif de D. cerebrum ; images obtenues à partir des données de microtomographie collectées sur la ligne ANATOMIX (J. Veith et al., CC-BY 4.0)

 

Des images de microtomographie à rayons X de l'appareil auditif de Danionella obtenues sur la ligne ANATOMIX par Xploraytion, une société spécialisée dans les recherches basées sur les techniques synchrotron, ont par ailleurs permis de montrer qu'il est similaire à l'organe sensoriel d'environ 2/3 des poissons d'eau douce actuels, soit environ 15 % de toutes les espèces de vertébrés. Cela suggère que cette stratégie d'audition directionnelle, impliquant l'analyse combinée de la pression sonore et de la vitesse des molécules, pourrait être largement répandue. Les chercheurs prévoient de continuer leurs travaux pour déterminer quelles cellules nerveuses sont spécifiquement activées lorsque des sons sont émis sous l'eau.