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Bras de fer magnétique entre métal et molécules

Lorsque plusieurs couches de molécules de phthalocyanine sont déposées sur une couche métallique de cobalt, le magnétisme robuste du cobalt permet de stabiliser et de contrôler celui des molécules à température ambiante. L’ordre magnétique ainsi établi dans la couche moléculaire, qui augure une nouvelle technique de transport de spin, permet ensuite, en refroidissant la bi-couche, de contrôler le magnétisme du métal. Cet effet, qui s’appelle "exchange bias" et est couramment utilisé en spintronique, ouvre ainsi la voie à des dispositifs de spintronique entièrement constitués de matériaux organiques.

L’électronique de spin s’attache à encoder et traiter l’information grâce à l’orientation de l’aimant élémentaire, ou spin, de l’électron. L’électronique organique vise à développer des composants peu chers et mécaniquement flexibles. La spintronique organique profite des synergies issues du mariage de ces deux champs de recherche. Ainsi des chercheurs de l’Institut de Physique et Chimie des Matériaux de Strasbourg (IPCMS1)  ont dès 2013 montré que le magnétisme à l’interface entre un métal ferromagnétique tel que le cobalt et des molécules de phthalocyanine permet de résoudre le défi majeur en spintronique de fortement polariser en spin un courant d’électrons à température ambiante.

Mais comment se comporte le magnétisme moléculaire au-delà de cette interface ? Ces chercheurs, épaulés par des collègues du Karlsruhe Institute of Technology2, viennent d’apposer une nouvelle pierre à cet édifice en étudiant l’interaction magnétique entre deux couches de cobalt et de phthalocyanine. Contre toute attente, ils ont découvert que cette interface magnétique stabilise  à température ambiante le magnétisme de plans moléculaires supplémentaires. Cet antiferromagnétisme moléculaire, qui n’apparait dans un cristal moléculaire qu’à basse température, peut alors contraindre l’aimantation du cobalt lorsque l’échantillon est refroidi selon un effet appelé "exchange bias". Ces travaux, publiés en juillet 2015 dans Nature Materials3, devraient permettre de mieux contrôler le magnétisme d’hétérostructures organiques ainsi que le transport polarisé en spin au travers de couches organiques.

Les chercheurs ont déposé une couche moléculaire de phthalocyanine sur la surface d’un cristal de cobalt. Puis ils ont soumis cette interface à un rayonnement X issu de la ligne DEIMOS du synchrotron SOLEIL4 afin d’en mesurer l’absorption. Lorsque l’énergie du rayonnement incident est ajustée pour sonder les atomes des molécules de phthalocyanine, l’émission électronique correspondante témoigne d’une aimantation de ce plan moléculaire d’interface qui est alignée selon celle du cobalt. Nos chercheurs ont alors remarqué que les plans moléculaires suivants sont magnétiquement couplés au cobalt à température ambiante. La direction de l’aimantation est alternée d’un plan moléculaire au suivant. L’anti alignement magnétique des plans moléculaires successifs traduit la stabilisation par le ferromagnétisme du cobalt d’un ordre antiferromagnétique au sein de la couche moléculaire ainsi que l’ont confirmé des calculs ab-initio. Puisque l’aimantation du cobalt permet non seulement de stabiliser mais aussi de renverser cet antiferromagnétisme, cette découverte augure une nouvelle piste afin de véhiculer des électrons polarises en spin au travers de couches organiques.

Une couche antiferromagnétique peut, au contact d’une couche ferromagnétique, bloquer le retournement d’aimantation de celle-ci. Ce mécanisme s’appelle l’ ‘exchange bias’. Nos chercheurs ont observé que la bicouche cobalt/phthalocyanine exprime aussi ce phénomène en dessous d’une température de 100K. L’effet était intuitivement inattendu car qui eut pensé que l’ordre antiferromagnétique moléculaire établi par le cobalt à température ambiante viendrait contrôler celui-ci à basse température ? Que la faible densité d’états électroniques de la couche moléculaire pourrait affecter la mer d’états électroniques du métal cobalt ? Il sera possible, grâce à ce bras de fer magnétique entre métal et molécule, d’utiliser l’effet d’exchange bias au sein de dispositifs entièrement organiques afin de mieux en contrôler le magnétisme, à l’instar de son utilisation désormais courante en électronique de spin conventionnelle.

1. Unité CNRS/Université de Strasbourg, France

2. Physikalisches Institut and Institute of Nanotechnology, Karlsruhe Institute of Technology, Allemagne

3. Gruber, M. et al. Exchange bias and room-temperature magnetic order in molecular layers, Nature Materials, online on July 20th, 2015

4. Synchrotron SOLEIL, France

Trois molécules de phthalocyanine sur un cristal de cobalt. A température ambiante, le cobalt stabilise le magnétisme des plans moléculaires représenté par des flèches. Cet ordre magnétique moléculaire peut alors contrôler le magnétisme du cobalt à basse température.