Au travers d’une série de portraits, SOLEIL part à la rencontre de celles et ceux qui font le synchrotron. Pour ce troisième épisode, Jean Susini, nouveau directeur général de SOLEIL, s’est prêté au jeu. Dans un entretien, il revient sur ses choix professionnels, guidés – de son propre aveu – par un peu de hasard et beaucoup de curiosité, ainsi que sur les enjeux du projet de jouvence SOLEIL II.
Directeur général de SOLEIL depuis le 1er septembre 2024, Jean Susini a consacré toute sa carrière aux infrastructures de recherche de pointe que sont les synchrotrons. Un chemin professionnel « loin d’être une évidence » pour le scientifique, qui aurait tout autant aimé être menuisier. « Mais en plus de 35 ans de métier, j’ai toujours été très heureux là où je me trouvais et aujourd’hui, cela n’a pas changé », indique Jean Susini. « Et puis, pour travailler sur un synchrotron, il faut avoir une âme de bricoleur et apprécier le travail en équipe », sourit-il.
Des débuts chez les pionniers
Originaire de Savigny-Sur-Orge, dans la région parisienne, Jean Susini obtient son doctorat de physique-chimie à l'Université Pierre et Marie Curie (aujourd’hui Sorbonne Université) en 1989. S’il a toujours aimé les expériences, parfois à ses risques et périls – enfant, il avoue avoir mis en danger la maison familiale en mélangeant des produits chimiques – il se rappelle également avoir été « modérément motivé » par l’école et son cursus scolaire ne le prédisposait pas à faire de longues études : « si on m’avait dit adolescent que je ferais un doctorat, j’aurais été sceptique », se souvient Jean Susini. « Mais les choses ont changé quand j’ai eu plus de liberté à l’université et j’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment. »
En master, il fait la connaissance de la scientifique pionnière Yvette Cauchois. Elle est la première, en Europe, à réaliser des expériences de spectroscopie X utilisant le rayonnement synchrotron. D’abord au Laboratoire national de Frascati, près de Rome en 1963, puis au début des années 1970, au LURE (Laboratoire pour l’utilisation du rayonnement électromagnétique), grâce à l’installation d’une ligne de lumière sur l’Anneau de collision d’Orsay (ACO), aujourd’hui devenu musée.
Collision VS rayonnement : 2 utilisations différentes des synchrotrons Certains synchrotrons, comme ACO, l’anneau de collision d’Orsay (construit en 1965) puis le LHC, le Grand collisionneur de hadrons du CERN (mis en service en 2008), en Suisse, étudient la matière et explorent l’atome grâce aux collisions de particules. D’autres, plus récents, comme SOLEIL (depuis 2006) ou l'ESRF à Grenoble (depuis 1994), sondent les matériaux grâce au rayonnement synchrotron, c'est-à-dire l’énergie produite (en réalité « perdue ») sous forme de lumière par les particules lorsque leur trajectoire est courbée. Initialement, cette lumière produite est un phénomène parasite non voulu, car l’énergie perdue l’est au détriment de celle de l’accélération des particules. Mais des chercheuses et des chercheurs, dont Yvette Cauchois, se sont vite rendu compte que ce rayonnement était très directionnel – un peu comme un laser – et surtout très puissant, jusqu'à 10 000 fois plus brillant que la lumière solaire, avec un spectre de longueurs d’onde très large, des rayons X jusqu'à l'infrarouge. Source : cea.fr |
De Paris à Grenoble
Conseillé par Yvette Cauchois, Jean Susini poursuit sa thèse au CEA de Bruyères-le-Châtel, au Laboratoire de chimie-physique à Paris et au LURE, dans le domaine de l’optique des rayons X. Il apprend en parallèle l’existence du projet de l'ESRF, une nouvelle installation européenne de rayonnement synchrotron, à Grenoble. Un an après la signature des statuts de l’ESRF par 11 pays européens, alors que la première pierre du synchrotron n’est pas encore posée, Jean Susini rejoint le projet dès la fin de sa thèse, en avril 1989.
De la métropole parisienne et d’un environnement « intégralement francophone ou presque », le scientifique s’installe au cœur des montagnes grenobloises et doit à présent évoluer au sein d’une équipe internationale, qui ne communique qu’avec la langue de Shakespeare. « Je voulais avant tout sortir de ma zone de confort et j’étais très curieux », justifie-t-il.
Jean Susini pense rejoindre l'ESRF pour 5 ans. Il y restera 32 ans. Une carrière qui l’a mené à différents postes et à une vision très complète d’un synchrotron : science, pilotage administratif, construction, jouvence… « J’ai eu une chance incroyable de pouvoir suivre d’aussi près la naissance d’une telle infrastructure. Il s’agissait à l’époque du plus grand synchrotron du monde. Travailler aussi longtemps à l’ESRF a été un immense privilège. » Jean Susini est recruté dans le groupe optique avant de diriger, à partir de 1994, la conception, la construction, puis l’opération de la ligne de lumière de microscopie à rayons X à balayage ID21 : « mon premier grand projet ». En 2000, le périmètre de ses activités s’étend vers le développement d'une microsonde à rayons X durs sur la ligne de lumière ID22, sa « ligne d’adoption », et d'une installation de microscopie infrarouge. A priori destinés à des applications en biologie, ces instruments ont favorisé in fine les domaines des sciences de l’environnement et du patrimoine. Domaines dans lesquels Jean Susini s’est particulièrement investi.
Un rôle de facilitateur
En 2009, Jean Susini est nommé directeur d’une nouvelle division au sein de l’ESRF, la division Services et développement de l'instrumentation. « Conçue dans le cadre de la jouvence du synchrotron, elle mutualise les ressources humaines et techniques pour le support aux lignes de lumière et aux accélérateurs, mais aussi pour créer une masse critique afin de mener des projets innovants en instrumentation », explique Jean Susini. « Cette division, construite essentiellement par mobilité interne, regroupait à l’époque 130 personnes travaillant sur la conception mécanique, les détecteurs et l'électronique, l'optique des rayons X, le contrôle des lignes de lumière et l'analyse des données », poursuit-il. « Elle a été particulièrement importante dans la réalisation des deux phases de la jouvence de l’ESRF, de par ses missions à la fois de gestion des ressources humaines et de gestion de projets, en travaillant main dans la main avec les divisions Machine et Expériences. »
« J’étais impatient de venir à SOLEIL, en particulier pour participer à la consolidation de sa place dans l'écosystème unique et en pleine expansion qu’est le plateau de Paris-Saclay. »
Jean Susini gère cette division pendant plus de 6 ans, avant d’être nommé directeur scientifique en Sciences de la vie. Ses missions principales ? S’assurer de l’opération de l’ensemble des lignes de lumière, inspirer une direction scientifique dans le cadre de l’ESRF-EBS (phase de modernisation du synchrotron), établir et renforcer les relations avec les communautés utilisatrices. « J’avais un rôle de facilitateur ; il y avait une forte dimension humaine, ce qui me plaisait beaucoup », se rappelle le scientifique.
Il occupe ce poste jusqu’en 2021. « Puis, au bout de trois décennies à l’ESRF, j’ai senti que j’étais arrivé au bout d’un cycle et d’une belle aventure », explique-t-il. « J’avais déjà un peu SOLEIL en tête, mais jusqu’ici, je n’avais pas concrètement envisagé l’idée de rejoindre ce synchrotron », se souvient-il. « Un jour, j’ai appris par hasard qu’un poste était ouvert, et je me suis lancé », continue-t-il. « L’ESRF est une structure portée par plus d’une vingtaine de pays, et sa nature internationale complexifiait sa synergie régionale », explique Jean Susini. « J’étais impatient de venir à SOLEIL, en particulier pour participer à la consolidation de sa place dans l'écosystème unique et en pleine expansion qu’est le plateau de Paris-Saclay », ajoute-t-il. « De plus, je désirais désormais faire bénéficier, dans la limite de mes moyens, le synchrotron français de mon expérience acquise », ajoute-t-il.
« Un beau défi »
Recruté en tant que directeur scientifique pour les Sciences du vivant à SOLEIL, Jean Susini découvre « des équipes accueillantes, compétentes, avec de belles recherches mises en œuvre, tant à la division Expériences qu’à la division Accélérateurs et ingénierie ». À son arrivée, il se réjouit qu’on lui donne « assez de latitude et de confiance pour apporter [son] style de management. » En septembre 2023, Jean Daillant, directeur général de SOLEIL depuis 2011, annonce son départ pour diriger l’ESRF. Après mûre réflexion, Jean Susini décide de candidater à son poste et se lance ce nouveau défi, avec toujours cette envie de sortir de sa zone de confort, mais aussi de proposer sa vision de l’évolution de SOLEIL vers SOLEIL II.
« SOLEIL est le résultat d’efforts d’une génération précédente, la mienne est tout autant responsable de ce que nous allons transmettre aux générations futures. »
Le 22 décembre 2023, c’est officiel, le Conseil de SOLEIL nomme Jean Susini directeur général du synchrotron. Il prend ses fonctions à compter du 1er septembre 2024. Parmi ses principales nouvelles missions, réussir la première étape de SOLEIL II. « Un beau défi, car il s’agit d’une modernisation technique mais aussi des méthodes de travail et de l’organisation interne », estime-t-il. « Avec la jouvence de SOLEIL, on passe de deux décennies d’opération, une période importante mais plus facile à planifier car plus linéaire, à une étape particulièrement propice au changement », ajoute-t-il. « Ma mission est d’accompagner cette évolution nécessaire, notamment en trouvant des relais forts en interne, et surtout d’être en mesure d'apporter des solutions collectives aux problèmes techniques, fluctuations économiques et autres impondérables, qui vont évidemment arriver. »
Jean Susini tient cependant à replacer son rôle dans un contexte plus large : « SOLEIL est le résultat d’efforts immenses des générations précédentes, ma génération est tout autant responsable de ce que nous allons transmettre aux générations futures », indique-t-il. « Le synchrotron est avant tout une aventure collective, pour transmettre des savoirs mais aussi, de manière plus pragmatique, une maison modernisée et agréable à vivre. » Une âme de constructeur ? « Peut-être bien », reconnaît Jean Susini.
SOLEIL II, un synchrotron plus performant Vingt ans après la création de SOLEIL, la science, tout comme le rôle de cette infrastructure de recherche, ont considérablement évolué. SOLEIL doit s'adapter aux nouveaux champs d’investigation qui ont émergé ces dernières années. Sur une durée de 5 ans, s’étaleront travaux et transformation numérique pour renouveler les instruments de recherche et les modes d’accès. Cette jouvence permettra notamment des expériences jusqu’à 10.000 fois plus rapides et 1.000 fois plus sensibles, une résolution à l’échelle nanométrique beaucoup plus précise, ainsi qu’une économie des ressources énergétiques. |
Brique par brique
Devant l’ampleur des projets à venir, Jean Susini a-t-il un peu d’appréhension ? « Pour la première fois, je vais être confronté au stress de la décision finale, dans le sens où je suis le responsable légal de SOLEIL », admet-il. « Heureusement, je suis accompagné par une équipe d’experts et d’expertes, qui savent faire des choix dans leurs champs de compétences », précise-t-il. « Comme je l’ai mentionné précédemment, SOLEIL peut s’appuyer sur une très bonne ambiance de travail, un excellent niveau scientifique et technique ainsi que sur des personnels motivés pour faire avancer la recherche », poursuit Jean Susini.
« Pour être manager, dans la recherche ou ailleurs, il est indispensable d’être attentif à la nature humaine et de l’aimer dans toute sa variété. »
Et lorsqu'on lui demande quelles sont les qualités les plus importantes pour travailler dans la recherche et plus particulièrement à un poste de direction, sa première réponse le fait replonger dans le souvenir d’une autre vocation qu’il a failli emprunter. À l’université, éducateur en parallèle de ses études dans un centre de loisirs pendant 6 ans, Jean Susini s’occupe de groupes d’enfants entre 12 et 17 ans. « J’adorais cette mission », se souvient-il. À tel point qu’il passe une formation et songe à se réorienter. « Cette expérience m’a appris les premiers rudiments d’encadrement », explique-t-il. « Pour être manager, dans la recherche ou ailleurs, il est indispensable d’être attentif à la nature humaine et de l’aimer dans toute sa variété. C’est impossible d’en faire le tour, et heureusement ! », estime-t-il. « Dans tous groupes, professionnels ou sociaux, je reste convaincu que la clé est de faire preuve d’assertivité. »
Tout aussi important ? « La patience et la curiosité », estime-t-il. « Car la science se construit brique par brique, et surtout collectivement », poursuit-il. Référence à l’un de ses films préférés The Wall, des Pink Floyd ou réminiscence d’une vocation d’artisan ? « Oh non, c’est surtout la manière dont je conçois ma vie professionnelle, mais aussi un conseil que je pourrais donner à toute personne souhaitant se lancer dans la recherche », conclut-il.
Mini bio de Jean Susini
1989 : obtention d’un doctorat de chimie-physique, Université Pierre et Marie Curie (aujourd’hui Sorbonne Université), Paris
1989 - 1994 : chercheur dans le groupe optique, ESRF, Grenoble
1994 - 2001 : scientifique principal de la ligne de lumière ID21, ESRF
2001-2009 : scientifique principal des lignes de lumière ID21 et ID22 et responsable adjoint du groupe d'imagerie à rayons X, ESRF
2009 - 2014 : responsable de la division des services et du développement de l'instrumentation, ESRF
2015 - 2021 : directeur scientifique Sciences de la vie, ESRF
2021 - août 2024 : directeur scientifique Sciences de la vie, Synchrotron SOLEIL
Depuis le 1er septembre 2024 : directeur général, Synchrotron SOLEIL
La sélection cinéma de Jean Susini
S’il admet n’avoir aucune passion « dévorante », la curiosité de Jean Susini l’a poussé dans de multiples directions : cuisine – « j’aime peut-être un peu trop faire les desserts », bricolage, lecture – « notamment les journaux », le jeu de dames – « je joue tous les jours, cela m’a appris l’anticipation », mais aussi le cinéma : « j’adore le grand écran, j’ai des goûts très éclectiques et je peux facilement voir un film 10 fois s’il me plaît ». La liste de ses incontournables qu’il a tous vu une bonne dizaine de fois « serait beaucoup trop longue », il cite au hasard :
The Wall - 1982, d’Adrian Parker, basé sur le double album conceptuel des Pink Floyd
« À sa sortie, je suis allée voir le film 7 fois… en 7 jours ! Il était projeté au Kinopanorama, une immense salle de cinéma du 15e arrondissement, qui a fermé il y a plus de vingt ans. Un long-métrage qui m’est incontournable, plus pour la mise en image d’un album qui m’a profondément marqué, que pour son message. »
Excalibur - 1981, de John Boorman
« Un chef-d’œuvre du cinéma médiéval contant les légendes arthuriennes. Ce film de Boorman apporte une vision esthétisante, sanglante et crue de la Table Ronde, avec ses drames, ses complots, ses déviances. Un classique sur le sujet, tout autant que Monty Python, sacré Graal !, bien sûr dans un autre style…. »
Parasites - 2019, de Bong Joon-ho
« Sous la forme d’une fable-thriller-comédie aux allures de lutte des classes, ce film est très transgressif et montre une progression fascinante et originale, dans une mise en scène virtuose. »
Anatomie d’une chute - 2023, de Justine Triet
« Une œuvre marquante avec une mise en scène incroyablement maîtrisée ! Sous couvert d’un film “de procès” conventionnel, Justine Triet – comme souvent – sonde l’âme humaine avec méthode. »